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21 mars 2019 4 21 /03 /mars /2019 09:20

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"En effet rien de ce qui est de droit humain ne saurait déroger à ce qui est de droit naturel ou de droit divin. Or selon l'ordre naturel institué par la divine providence, les réalités inférieures sont subordonnées à l'homme, afin qu'il les utilise pour subvenir à ses besoins. Il en résulte que le partage des biens et leur appropriation selon le droit humain ne suppriment pas la nécessité pour les hommes d'user de ces biens en vue des besoins de tous. Dès lors, les biens que certains possèdent en surabondance sont destinés, par le droit naturel, à secourir les pauvres. C'est pourquoi saint Ambroise écrit : « Le pain que tu gardes appartient à ceux qui ont faim, les vêtements que tu caches appartiennent à ceux qui sont nus et l'argent que tu enfouis est le rachat et la délivrance des malheureux. » Or le nombre de ceux qui sont dans le besoin est si grand qu'on ne peut pas les secourir tous avec les mêmes ressources, mais chacun a la libre disposition de ses biens pour secourir les malheureux. Et, même en cas de nécessité évidente et urgente, où il faut manifestement prendre ce qui est sous la main pour subvenir à un besoin vital, par exemple quand on se trouve en danger et qu'on ne peut pas faire autrement, il est légitime d'utiliser le bien d'autrui pour subvenir à ses propres besoins; on peut le prendre, ouvertement ou en cachette, sans pour autant commettre réellement un vol ou un larcin." ST THOMAS d'AQUIN

  1.  .

 

 

                                                     

 

 

La question de la propriété n’est pas qu’une question économique et juridique, elle est une question d’ordre moral et de justice. Faut-il la considérer comme la source de tous les maux : «  la propriété c’est le vol », à l’instar du communisme, ou au contraire, comme « un droit inaliénable et sacré » comme les libéraux ? Dans ce texte, St Thomas d’Aquin prend une troisième voie et s’il aborde aussi le thème du droit de propriété. Il ne se demande pas s’il faut l’abolir ou la sacraliser mais si elle a des limites. Il soutient que le droit de propriété peut-être légitimement suspendu en cas d’urgence vitale et que ce qui est qualifié de vol selon la légalité, peut-être autorisé selon le droit naturel ou divin.  

Voici comment il soutient sa thèse

 

 

 

Dans ce premier moment, St Thomas déduit à partir du principe subordonnant le droit humain au droit divin, les limites du droit humain de propriété : la propriété privée de certains, autorisé par le droit humain, doit être compatible avec la satisfaction des besoins de tous, qui relève du droit divin.   .

 

 Dans ce deuxième moment, St Thomas expose la règle générale d’application qui découle du premier principe (la subordination du droit divin sur le droit humain) mais aussi une difficulté : les riches ont le devoir de secourir les pauvres, mais aucun riche n’étant généralement assez riche pour secourir tous les pauvres, il doit le faire selon ses moyens.

 

 Dans ce dernier moment, St Thomas expose le cas particulier qui impose d’enfreindre directement le droit humain de propriété au nom du droit divin.en cas d’urgence, le droit divin prime sur le droit humain, le droit naturel sur le droit positif n’étant généralement assez riche pour secourir tous les pauvres, il doit le faire selon ses moyens avec la satisfaction des besoins de tous, qui relève du droit divin.

 

 

Explication :

 

I Dans cette première étape, St Thomas expose la subordination du droit humain ou positif au droit naturel ou divin. Le droit désigne ce qui doit être et sans droit, ne régneraient que des rapports de force et la violence.  Mais encore faut-il que le droit soit juste. L’idée du droit naturel apparaît comme une exigence de la raison qui ne peut se satisfaire du positivisme juridique menant forcément à un relativisme destructeur de tout idée de devoir être. Si toutes les lois de toutes les époques, de toutes les latitudes sont justes, y compris celles de la tortures ou de l’infanticide, le droit n’a plus de fondement autre que celui du fait ou de la force, c’est selon. Aussi, l’idée du droit naturel doit-elle se fonder sur une chose invariable, inaccessible à la volonté des hommes. Si pour les Modernes, le droit naturel se fonde sur l’idée d’une nature humaine universelle raisonnable et libre, pour les Anciens, et donc pour  St Thomas,  Dieu était la source de ce droit, d’où la formule : « de droit naturel ou de droit divin ».

Que dit ce droit ? Certes,  que le législateur suprême c’est Dieu mais que l’homme est le celui qui couronne la création et qui doit nommer, c’est-à-dire dominer « tous les oiseaux du ciel », bref, pour qui toutes les autres créatures ont été faites, non pour qu’il les fasse disparaître mais s’en serve pour satisfaire ses besoins. Ce rappel est essentiel car si Dieu n’interdit ni ne préconise la propriété, il faut que la propriété qui ne relève que du droit humain, ou positif, soit compatible avec le principe supérieur. C’est une façon de dire que la propriété ne saurait légitimement, ou selon le Législateur suprême être illimitée. Si chacun peut devenir propriétaire, tous doivent pouvoir vivre. Concrètement,  le devoir vis à vis  des autres l’emporte sur le  droit qui m’autorise. C’est ce dont il va être question dans le passage suivant.

 

 

 

II Comment appliquer concrètement cette subordination ? Comment articuler concrètement le respect du droit humain et du droit divin ?

St Thomas répond que c’est par le devoir de charité. Puisque de fait, certains sont propriétaires et d’autres pas ; que certains ont la possibilité d’accumuler du capital et d’autres ne savent pas ce qu’il vont manger le soir, les riches, pour ne pas enfreindre le droit divin doivent donner ce qu’ils ont en trop ! En faisant l’aumône, ils respecteront le droit divin qui interdit d’exclure certains des biens nécessaires à son entretien. Si St Thomas se contente de rappeler les devoirs aux riches, citer St Ambroise est plus audacieux puisqu’il s’adresse directement aux riches pour  leur dire que le trop qu’il possède ne leur appartient en réalité pas ! Le riche, selon St Ambroise ne donne pas,  il restitue ce qui est dû aux pauvres ! Le riche est responsable de leur salut aussi bien physique que spirituel.! St Ambroise se souvient sans doute des Evangiles « Il est plus  facile à  un chameau de rentrer dans le trou d’une aiguille qu’à un riche de rentrer dans le royaume de Dieu »  On comprend pourquoi toute la théologie chrétienne rappelle que voler les pauvres c’est voler Dieu . Mais St Thomas semble revenir sur la radicalité de St Ambroise et  soulève une difficulté concrète : comment faire concrètement puisqu’il y a beaucoup de pauvres et que vraisemblablement un seul riche ne peut à lui seul secourir la majorité ? St Thomas semble opter pour une voie médiane. Si chacun est libre de donner cela signifie que la notion de richesse est subjective : Aucun homme n’est dispensé de donner aux pauvres, il y a toujours plus pauvre que soi, ce qui signifie qu’être riche a une signification symbolique c’est aussi un état d’esprit et pas juste disposer d’une grosse somme d’argent. Chacun doit contribuer au bonheur de tous et le bonheur de tous ne doit pas sacrifier le bonheur de chacun. IL n’y a pas de contradiction entre le droit positif qui garantit la propriété et le doit naturel qui impose le partage des biens . Ainsi il n’y a pas de lutte des classes, pas d’antagonisme radical des riches contre les pauvres mais la possibilité d’une solidarité des uns et des autres par delà la charité du riche, car la terre est un bien commun . Mais n’y a t-il pas des cas où l’articulation des deux droits est prise en défaut ?

 

 

 

 

III  le problème du cas particulier : l’urgence ou le primat du droit divin .

 

Si les principes sont universels et la loi générale, elle ne peut prévoir tous les cas de figures. Si Dieu est législateur, Dieu n’applique pas directement la loi. Encore faut-il juger, c’est-à-dire savoir comment appliquer une loi générale à un cas particulier . En effet, le médecin, le juge ont appris l’un les maladies, l’autres les différents codes, mais s’il est facile d’apprendre et de mémoriser ces savoirs, encore faut-il les appliquer aux cas particuliers. Une maladie ce n’est pas un malade, le cancer ne se développe pas de la même manière chez tel ou tel patient, chaque cas est singulier. Une situation de légitime défense peut-être très complexe : d’un côté, on ne doit pas tuer ni faire justice soi-même, de l’autre on a le droit de se défendre, encore faut-il que la défense soit proportionnée à l’attaque et que je ne tire pas dans le dos. Si juger c’est appliquer des règles générales à un cas particulier, encore faut-il en tenant compte du cas particulier, savoir de quelle règle il relève . Si je ne peux pas juger d’un patient sans voir fait médecine, avoir fait médecine ne me donne pas l’art du diagnostique qui est l’art de juger des cas particuliers ( penser au docteur House) . Il n’y a pas de règle de l’application des règles, tout au plus de l’expérience clinique, ce que les juristes appellent de leur côté, la jurisprudence.

« Tu ne voleras pas » nous dit le Décalogue et bien souvent tous les codes civils, c’est la loi générale qui notons le au passage  apparaît comme une loi divine et humaine. Fort bien, on éduque les enfants généralement avec ces principes. Oui, mais dans le cas d’ un mendiant qui vole du pain pour nourrir ses enfants affamés, dois-je appliquer la loi générale à la lettre, la lettre de la loi ?  Non, nous dit St Thomas, il est évident que s’il y a contradiction on doit obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes et considérer le vol comme légitime c’est-à-dire conforme au droit divin. Cette idée à son tour montre qu’en aucun cas la propriété n’est « un droit inviolable et sacré ».   

 

 

Conclusion :

A la question de savoir si le droit à la propriété est juste, St Thomas d’Aquin apporte une réponse extrêmement subtile, puisqu’il ne la condamne ni ne la sacralise, elle fait partie du droit humain. A ce titre elle est subordonnée au droit naturel ou divin qui impose que le respect du bien commun ne lèse ni le tout ni les parties. Il se situe en ce sens éloigné et de la position du communisme et de la thèse libérale qui considère qu’à l’extrême, il n’existe que des individus dont la concurrence fait le progrès social. La position du théologien n’est ni un appel à la révolution au nom d’une utopie,  ni une résignation à un ordre de fait ayant renoncé à tout idéal mais une recherche pratique de réalisation d’une cité harmonieuse tournée vers Dieu.

 

 

 

 

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17 mars 2019 7 17 /03 /mars /2019 19:43

 

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Sujet de bac blanc de  2019, plutôt bien réussi. Les élèves, mêmes moyens,  qui l'ont choisi s'y sont investis personnellement, ce n'est pas si fréquent. Il y avait du contenu, le programme qu'ils suivent en histoire, une bonne connaissance de l'affaire Dreyfus y sont pour quelque chose. Pour une fois, les exemples étaient substantiels !

 

Même si l’on décide de « vendre son âme au diable », F.Pagny précise :  « Non vous n’aurez pas  ma liberté de penser ». Même le diable n’y aurait pas accès, ou du moins pas directement ! On juge spontanément que la liberté de penser est parfaitement indépendante des circonstances et des régimes politiques contrairement à la liberté d’expression qui présuppose que l’on vive dans un régime démocratique ou du moins tolérant.  Aussi est-il paradoxal de se demander si la liberté de penser peut se passer de la liberté d’expression. Toutefois, n’est-il pas naïf de penser que ma pensée peut naître, exister et se développer indépendamment des autres, c’est-à-dire indépendamment de la communication de mes pensées et de l’échange avec les autres ? Le problème est donc de savoir quelles sont les conditions politiques pour accéder à l’autonomie intellectuelle ?

            Si la liberté de pensée est une liberté intérieure qui transcende toutes les circonstances (I), un régime dictatorial empêchant la liberté d’expression finit par empêcher la liberté de penser (II) Pour autant un régime démocratique,  sera-t-il la condition suffisante d’une authentique liberté de pensée ?(III)

 

 

 

 

 

 

(I) La liberté de pensée est une liberté  parfaitement indépendante :

 

Si la liberté de pensée est une liberté intérieure, c’est-à-dire pouvoir de décider et si la liberté d’expression relève de liberté extérieure comme pouvoir d’exécuter, et exigeant une autorisation politique, consacré par exemple dans la Déclaration de 1948, art 18-19 alors la liberté de pensée relève d’un pouvoir intérieur qu’aucune force ne peut empêcher ou contraindre parce qu’avant d’être un droit, la liberté de pensée est d’abord un fait !

 

    On distingue en effet au moins deux sens au mot liberté. La liberté intérieure, comme pouvoir de décider sans y être contraint par des forces intérieures ( pulsions, passions, émotions) et la liberté extérieure comme pouvoir d’exécuter sans y être poussé par des forces extérieures ( la force précisément ! ). La liberté de penser relève de la première et pose le problème du libre-arbitre .

 

    Quant à la pensée, elle relève de l’intime, c’est-à-dire de ce qui est le plus privé (intime est un superlatif latin de « interior ») qu’aucune force ne peut violer . Personne ne peut découvrir ce que je pense en mon « for intérieur ». C’est une faculté que l’enfant découvre avec un certain émerveillement quand il s’aperçoit qu’obéissant à sa mère, il trouve quand même que la punition est injuste. Il a des pensées dans sa tête que sa mère ne voit pas . De même, plus tard,  dans les régimes les plus inquisitoriaux, on peut toujours déguiser sa pensée et faire « comme si », si l’on veut éviter les ennuis. On peut cacher ses pensées aux autres, certes c’est l’origine de l’hypocrisie et du cortège de tous ses maux, la simulation, la dissimulation mais aussi du courage, de la force des convictions, du secret nécessaire à l’éclosion de l’intime et de l’amour.

 

     Cette intériorité qui définit la pensée est l’autre nom de la liberté, comme pouvoir de décision et de jugement. Tout se passe comme si la pensée ne pouvait pas ne pas être libre et comme si elle ne pouvait pas ne pas s’exercer, contrairement à la liberté extérieure qui peut de se fait même rencontrer des obstacles.

 

    En effet, penser c’est juger car penser ce n’est pas seulement « penser à » ( ses vacances, ses notes de BB) , c’est « penser que » ( le cours est passionnant, ma note n’est pas juste, qu’il ne fait pas beau aujourd’hui ), autrement dit penser c’est toujours émettre un jugement de valeur qui, comme le dit Descartes,  sollicite l’entendement et un acte de volonté qui fait que j’affirme ou nie une proposition. Dans tous les jugements énoncés plus haut, il est toujours sous-entendu : « oui, c’est vrai, ou non c’est faux ». Rien ni personne ne peut en ce sens juger, évaluer à ma place.

 

    Cette puissance et cette indépendance de la pensée eu égard aux circonstances et même aux affres du corps, nuls mieux que les stoïciens ne l’ont dite et découverte . EPICTETE, dans son manuel, distingue ce qui est en notre pouvoir et ce qui ne l’est pas : la pensée, le jugement sont notre œuvre tandis que le corps, l’avoir, la fortune, la réputation ne sont pas en notre pouvoir. La capacité à se rappeler ce partage sera le moyen de n’être jamais empêché ni contraint. La vertu et le bonheur qui s’ensuivra proviendront de cette première clarification .

 

 

 

 

 

T° si on considère que la liberté de pensée relève de la liberté intérieure alors elle n’a que faire des conditions politiques de son exercice. Quelles que soient les circonstances l’époque dans laquelle je suis ma pensée est une puissance sans limite. Pourtant une telle thèse est à la fois prétentieuse et  naïve. Les philosophes et les savants ne savent-ils pas parfaitement que la recherche de la vérité, comme expression la plus haute de la pensée, n’est pas une œuvre solitaire mais une œuvre collective ?

 

 

 

 

 

 . (II) La liberté d’expression est la condition de la liberté de pensée.

 

    Si la pensée aspire au vrai et si la liberté d’expression est le seul moyen de rendre possible le dialogue, le débat contradictoire et l’échange, condition de toute recherche de vérité,  alors seule la liberté d’expression peut garantir la liberté de pensée.

 

Dans certains régimes politiques, aussi bien anciens que modernes, on  vise non pas seulement la paix sociale mais le bien, ce qui a pour effet de confondre droit et morale . Cette situation exerce, comme le dit KANT « une contrainte  civile ». Une telle confusion  ne que déboucher sur l’intolérance car on ne demande pas simplement aux citoyens le respect de la loi mais aussi son approbation.

 

La censure sait parfaitement que l’empêchement de la publication des journaux, des livres, des articles favorise le maintien de l’ordre existant en ne permettant pas la formation de l’esprit critique. Complémentairement, elle a besoin d’une propagande et d’une « langue de bois » pour former ou plutôt formater les esprits, jusqu’à ce qu’ils en oublient que deux et deux font quatre. Rien de nouveau au fond dans tous les Etats qui ont décidé d’avoir une religion d’Etat, qu’il s’agisse du Christianisme avec la sinistre Inquisition ou de l’ex URSS avec des espions partout chargés de traquer le « crime-penser » et plus prêts de nous toutes les nouvelles et florissantes dictatures qui musellent la presse.

 

     L’invention de l’imprimerie a été un formidable vecteur d’instruction et d’émancipation des hommes,  les livres ont alors pu circuler en de multiples mains et favoriser les idées nouvelles notamment en matière de sciences.  La maîtrise du latin comme langue universelle a permis la création d’une communauté de savants par de-là les frontières de leur pays d’origine. Plus encore, le choix  d’écrire en français  le discours de la méthode de la part de DESCARTES signifiait la volonté d’être compris « par les femmes mêmes » et non seulement par les philosophes et les savants !

 

      Et surtout  la publication de journaux,  leur lecture, chaque matin,  sont comme dit Hegel, « la prière nouvelle de l’homme des temps nouveaux ». Les journaux sont  un  produit de la démocratie mais on peut dire aussi qu’ils la produisent tous les jours.  C’est sans doute pour cela qu’on qualifie la presse  de quatrième pouvoir qui garantit sans doute que la séparation des trois autres est bien effective. L’affaire Dreyfus à cet égard emblématique, chacun a appris l’effet  de la publication du célèbre « J’Accuse » d’E.Zola à la une de l’ « AURORE ». Museler la presse c’est  officialiser  l’interdiction de la critique et, au final, de l’Etat de droit chargé de respecter et de faire respecter  la légalité et l’égalité.

 

KANT nous rappelle que : « A la liberté de penser s'oppose, en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l'on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser — l'unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s'attachent à cette condition. » Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (III) KANT. Vrin, pp. 86-87

 

 

 

 T° La possibilité de publier le fruit de sa réflexion, de ses découvertes scientifiques, de ses analyses historiques est une condition nécessaire pour rendre possible la liberté de pensée, et créer une communauté de savants, voire de citoyens éclairés,  pour autant la possibilité actuelle pour chacun d’entre nous de s’exprimer suffit-elle, paradoxalement à garantir toujours la liberté de pensée ? Dit autrement, la contrainte n’est-elle que civile ? N’y a-t-il pas une forme de contrainte autrement plus puissante que la contrainte qui s’exerce sur les penseurs, celle qui s’exercerait sur la pensée  elle-même ?

 

 

 

 

 

(III) La liberté d’expression n’est cependant pas la condition suffisante pour garantir la liberté de pensée !

 

D’une part, parce qu’au delà de la contrainte civile que peuvent subir les philosophes, les savants mais aussi les artistes peut s’exercer une contrainte sur la conscience, contrainte d’autant plus pernicieuse que l’on en a évidemment pas conscience ou au contraire que nous y cherchions un certain confort . « Il est si aisé d’être mineur !  » s’exclame KANT, « il n’est pas nécessaire de penser pourvu que je puisse payer ». Qu'est-ce que les Lumières  

 

Le philosophe fustige ici la religion et l’apprentissage d’un catéchisme qui proscrit le libre examen. Il est bien vrai qu’il ne suffit pas de disposer de la liberté d’expression pour disposer de la liberté de penser . Qui plus est, si la religion constituait bien un obstacle à l’examen critique car elle se trouvait intrinsèquement liée au pouvoir, force est de constater que le libéralisme qui a disjoint la religion et la politique pour en finir avec le fanatisme et instituer la tolérance, a-t-il définitivement « écraser l’infâme » ?

 

 En effet, si la liberté d’expression est fortement souhaitable, est-elle pour autant le droit de dire n’importe quoi ?

 

Si les Etats non démocratiques ont leurs dangers, les Etats démocratiques ont les leurs qui ne sont pas moins inquiétants. Dans un régime démocratique et libéral, où on ne confond pas le droit et la morale, l’Etat n’imposant aucun Bien, étant neutre axiologiquement, le danger ce n’est pas l’inquisition ou la censure mais la tyrannie de la majorité qui formate aussi sûrement que la dictature. Maurice Dantec dit qu’ « il y a deux manières de combattre la liberté de pensée : sa suppression pure et simple et le droit donné aux abrutis de la recouvrir de leur bavardage. »

 

En effet, la publicité prend de plus en plus de place, tout devient un produit à vendre, non seulement les boissons gazeuses mais souvent aussi les hommes politiques : il faut faire de la « com », entendre de la communication même s’il n’y a plus de message. La télévision devient un moyen de diffuser de la pub à grande échelle et les émissions où la violence rivalise avec la vulgarité un moyen de « vendre du cerveau disponible à Coca Cola » P Lelay, PDG de TF1.  Cet  état d’esprit a forcément une incidence sur ceux que l’on veut non plus éduquer, mais inciter à la pulsion, à la désublimation des pulsions. Les conséquences politiques peuvent être désastreuses et aboutir à la souveraineté du people aux dépens d’une éducation des citoyens.

 

             Les  effets liées aux exigences de l’audimat d’un public ou plutôt d’une masse asservie et d’autre part l’apparition d’Internet où chacun se prétend penseur et  journaliste a vu naître un déchaînement de propos ineptes, des fakes news  aux théories complotistes, sans compter l’incitation à la haine.

 

            Mais la vulgarité et la vacuité de la spontanéïté de l’expression, entretenue par le libéralisme économique ne sont pas les seuls dangers de la liberté démocratique et en tout cas, elle débouche, non sans paradoxe, sur ce que d’aucuns appellent le règne de « la pensée unique », du « politiquement correct » et de la psychiatrisation de la critique en taxant de « phobie » toute critique pourtant argumentée. Les Lumières auraient-elles vu le jour sans la critique du christianisme ? Le respect des droits des minorités, la non-discrimination des personnes  excluent-il la discussion argumentée dès lors qu’il est question de conséquences sociales ou politiques ?

 

             Ne serait-il pas temps d’examiner avec soin les conditions de la pensée c’est-à-dire de l’autonomie intellectuelle ? L’enjeu n’étant pas moins que celui de l’accès à la citoyenneté.Il ne suffit pas de s’exprimer pour prouver qu’on pense, malheureusement . La pensée authentique suppose que l’on soit capable d’interroger ses propres opinions et qu’on ait le courage, tel l’esclave qui rêve qu’il est libre, de se réveiller et de découvrir que ses pensées étaient inconsistantes ; La nécessité de suspendre son jugement et de chercher la vérité n’est-elle pas la condition sine qua non de la légitimité de la liberté d’expression ?  Cette condition suppose non pas une qualité intellectuelle mais une qualité morale, le courage, tant la paresse et la lâcheté, la servitude volontaire aujourd’hui comme hier constituent des obstacles insurmontables si les grands de ce monde ne jugent pas nécessaire d’éduquer en vue d’une Cité plus humaine.

 

 

CC°

 A la question de savoir si la liberté de pensée peut se passer de la liberté des expressions, nous avons montré les limites d’une pensée se réfugiant dans son intériorité. Pour autant, le régime démocratique en tant qu’il autorise quasiment sans limite la liberté d’expression peut s’avérer mortifère pour le doute,  la pensée critique, qui est la seule pensée vraiment libre.

 

 

    

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 21:36

http://blogpeda.ac-bordeaux.fr/histoiredesartsleonarddevinci/files/2013/02/dix_sept_sotte.jpg  Otto DIX : les 7 péchés capitaux, 1933

 

Dans toutes les créatures qui ne font pas des autres leurs proies et que de violentes passions n'agitent pas, se manifeste un remarquable désir de compagnie, qui les associe les unes les autres. Ce désir est encore plus manifeste chez l'homme: celui-ci est la créature de l'univers qui a le désir le plus ardent d'une société, et il y est adapté par les avantages les plus nombreux. Nous ne pouvons former aucun désir qui ne se réfère pas à la société. La parfaite solitude est peut-être la plus grande punition que nous puissions souffrir. Tout plaisir est languissant quand nous en jouissons hors de toute compagnie, et toute peine devient plus cruelle et plus intolérable. Quelles que soient les autres passions qui nous animent, orgueil, ambition, avarice, curiosité, désir de vengeance, ou luxure, le principe de toutes, c'est la sympathie: elles n'auraient aucune force si nous devions faire entièrement abstraction des pensées et des sentiments d'autrui. Faites que tous les pouvoirs et tous les éléments de la nature s'unissent pour servir un seul homme et pour lui obéir ; faites que le soleil se lève et se couche à son commandement ; que la mer et les fleuves coulent à son gré ; que la terre lui fournisse spontanément ce qui peut lui être utile et agréable: il sera toujours misérable tant que vous ne lui aurez pas donné au moins une personne avec qui il puisse partager son bonheur, et de l'estime et de l'amitié de qui il puisse jouir.

 

Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, partie II, section V, GF, p. 211.

 

 

RQ Ce texte est très déroutant pour les élèves à qui on demande de trouver la structure .

Ici, il faut se fier non pas aux mots de liaison (inexistants)  mais au sens même du texte .

Encore que les ruptures introduites par l’utilisation du pronom personnel « nous » et de l’impératif « Faites » soient d’assez bons indicateurs . Il faut distinguer ce qui relève de la thèse et ce qui relève de l’argumentation, ce qui n’est pas si aisé . Le risque sur ce texte n’est pas tant le contre-sens que l'aplatissement de sa  thèse en une thèse un peu fade alors que HUME se montre très subtil . Le tableau d'Otto DIX, artiste considéré comme dégénéré par les nazis , choisi pour illustrer ce texte,  souligne que ce texte n'est pas aussi "naïf" qu'il pourrait paraître pour une lecture superficielle .  

 

 

On dit que l’homme serait foncièrement individualiste et égoïste et que conséquemment la satisfaction de tous ses désirs et la réalisation de son bonheur excluraient autrui en particulier et la société en général . Au demeurant, les images de situations paradisiaques ne nous montrent-elles pas des êtres béats sur une île déserte ?  Dans ce texte, extrait du Traité de la nature humaine, HUME, va s’interroger sur ce qui distingue l’homme des autres espèces relativement à ses rapports avec ses congénères, ce que l’on nomme la sociabilité . (intention argumentative et thème ) . Quelle est l’importance de cette sociabilité dans notre quête du bonheur ? Telle est en effet la question à laquelle le texte répond selon le mouvement ( structure ou plan !)  suivant :

Dans un premier moment, ( du début à la ligne 5)  HUME se demande ce qui distingue l’homme des autres espèces, et en profite pour exposer une prémisse fondamentale de sa thèse. L’homme désire à ce point la société, que la société n’est pas seulement l’objet d’un désir parmi d’autres, « le plus ardent »,  que la condition de tout désir et, à la limite, le seul objet du désir !  Qu’est-ce qui justifie cette proposition ? C’est l’objet du second moment .

HUME va argumenter de façon négative en se servant,  d’une part,  du contre exemple de la solitude vécue comme « punition » et d’autre part de l’exemple paradoxal des passions réputées égoïstes qui auraient pour principe la « sympathie » ( de la ligne 5 à la ligne 11) .

Mais  les passions les plus fortes enracinées dans l’homme ne peuvent –elles pas réfuter cette thèse ? HUME ne le pense pas et c’est l’objet du dernier moment ou il cherche à devancer les ultimes objections .

L’auteur radicalise sa thèse en élaborant une hypothèse : en admettant même qu’un homme puisse satisfaire sa soif de domination et de possession jusqu’à être Dieu ou comme Dieu, il serait le plus misérable des hommes !  ( ligne 11 à la fin )  A son corps défendant, l'égoïste aurait une profonde affinité avec l'altruiste ! 


La thèse que soutient HUME est donc celle-ci : Ce qui nous distingue des bêtes, c’est que notre extrême sociabilité qui est à l’origine de tous nos passions égoïstes est aussi à l’origine de notre bonheur . HUME propose donc une thèse extrêmement subtile qui tient le milieu entre une thèse optimiste sur la nature de l’homme et une thèse pessimiste. L’homme est un être si social que ses vices qui le détournent de ses semblables et ses vertus qui le rapprochent d’eux, ont la même origine .

Ce texte pose une série de questions : vices et vertus ont-ils la même origine ? L’homme ne serait-il pas d’abord « un loup pour l’homme » ? La société serait-elle si naturelle à l’homme et la sociabilité sa plus profonde aspiration ?

Le problème serait de savoir si l’homme est un être social et sociable ou s’il est par nature un individu toujours essentiellement soucieux de son intérêt ?  Ce qui rend possible la société tient-il à la nature profondément sociable de l’homme ou résulte-t-il d’une convention passée entre individus tenant à leur liberté ?

 

 

 

 

Explication .

 

Qu’est-ce qui nous distingue des autres espèces ?

HUME commence  par noter une observation concernant les créatures, c’est-à-dire les espèces vivantes. Il remarque que les animaux pacifiques entre eux :  « ceux qui ne font pas des autres leurs proies » et ceux qui sont dénués de « violentes passions »,  ont un désir de compagnie . La passion est un concept philosophique qui désigne traditionnellement les phénomènes passifs de l’âme, ceux qui échappent à la volonté et à la raison et qui sont susceptibles d’excès et de démesure. Ceux qui échappent à la passion pourraient donc être de deux sortes : ceux qui le sont par nature, tels les moutons ou ceux qui le sont par raison, tels les hommes. HUME ici ne nous dit pas si c'est par nature ou par raison, il se pourrait bien d'ailleurs que ce fût par nature . L’homme serait donc aux yeux de HUME une de ces créatures pacifiques  manifestant pour cette raison même ce désir de compagnie. L’homme plus encore que le mouton aurait ce désir. Il faut donc comprendre que l’homme serait plus pacifique et plus mesuré que le plus doux des agneaux . A l’inverse, les animaux solitaires seraient les plus belliqueux . Ils seraient solitaires parce que belliqueux. Le constat de HUME implique qu’il y a une relation de cause à effet entre la nature de ces êtres et leur sociabilité .  L’homme serait donc prédisposé à la société du fait de sa nature même et y trouverait avantage . L’homme ne peut en effet réaliser son humanité qu’avec les autres . Il ne peut développer ses aptitudes que par l’éducation. La présence et les soins d’autrui lui sont indispensables .  Sa sécurité est aussi à cette condition .

Mais HUME va plus loin : non seulement nous désirons la compagnie d’autrui mais « Nous ne pouvons former aucun désir que ne se réfère à la société » . HUME rompt même le mouvement de ses remarques par l’usage du pronom personnel qui ne fait que renforcer l’idée selon laquelle c’est la société elle-même qui conditionne nos désirs  . Dès lors, nous ne sommes pas seulement des créatures désirant la société, nous sommes des animaux sociaux . Nous ne pouvons nous concevoir autrement . C’est  la société elle-même qui détermine nos désirs non pas parce qu’elle  influencerait nos désirs par pression du groupe sur l’individu mais parce qu’elle serait la source (voire la fin) même de nos désirs .

 

 Qu’est-ce qui prouve une telle affirmation ?   Tel est désormais l’objectif de l’auteur auquel il va répondre en deux temps .

HUME va d’abord s’en tenir à une analyse des faits et de la psychologie humaine .Il va,  lors du dernier moment,  élaborer un raisonnement par l’absurde en forgeant une hypothèse , si peu vraisemblable d’ailleurs,  qu’elle s’apparente à une fiction mais elle révèle la vérité de l'égoïsme.

 

Dans cette deuxième étape, HUME va utiliser deux types d’exemples et remonter au principe qui les commande .

a) le contre exemple de la solitude

 b) les passions premières et les « autres »

 

a) la solitude n’est pas ici distinguée de l’isolement dont on dit pour la première qu’elle est choisie et pour la seconde qu’elle est subie . HUME n’envisage pas une telle différence . C’est « une punition », autrement dit,  la solitude est considérée comme une sanction de la société et  non comme ayant une valeur en soi ou comme un état naturel à l’homme. .

b) « les passions premières et les autres »

 Plaisir et peine qui sont le propre des êtres sensibles,  des animaux comme des hommes, sont pour ces derniers du moins toujours relatifs à la présence des autres et à l’existence de la société . L’homme dans ces impressions premières est toujours déjà un animal social et non comme on pourrait le croire un individu indépendant de la société .

Quant aux « autres passions » elles ont pour principe la « sympathie » . il ne faut pas entendre ce terme au sens ordinaire du terme car les passions nommées par HUME dans ce fragment,  sont les plus anti-pathiques et les plus égoïstes qui soient !  La sympathie doit être prise ici en son sen étymologique : Syn ou sym signifie « ensemble » et pathie signifie « souffrir, subir ». Ainsi on ne peut éprouver de l’orgueil sans présupposer la possibilité du  regard d’autrui sur soi .

 L’orgueil vient d’une sur-estimation de soi-même qui entraîne la vanité, la vantardise et le mépris des autres .

L’ambition est la recherche immodérée de la domination et des honneurs. L’ambitieux recherche l’approbation dans le regard d’autrui. Elle n’est pas forcément un vice, sauf si elle Impose l’écrasement des rivaux . 

Il peut paraître paradoxal de dire que l’avarice suppose autrui dans la mesure où justement l’avare n’a ni amis ni famille ( « Mon enfant, mon argent » dit HARPAGON )  mais sa passion de l’argent est la passion de ce qui sert aux échanges et pas seulement aux échanges économiques. L’avare refuse d’entrer dans les échanges avec autrui mais en thésaurisant ce qui sert de moyen d’échange .

La curiosité est généralement définie comme le désir de savoir et en soi peut être appréciée . Un esprit curieux est un esprit toujours en quête de nouveautés,  de nouvelles découvertes. Mais on dit aussi que la curiosité est « un vilain défaut » au sens où elle relève plus de l’indiscrétion et d’un manque de réserve .

Le désir de vengeance présuppose que je suis offensé par autrui et qu’en retour je veux lui infliger la même peine . Le désir de vengeance est un ressentiment , une ré-action . Comment désirer se venger si je ne suis pas capable d’éprouver ce que l’autre ressent ? Le désir de vengeance apparaît comme la passion la plus sympathique au sens que HUME donne à ce terme .

Pourquoi la luxure fait-elle partie des passions « sympathiques » ? Sans doute parce que cet appétit déréglé  des plaisirs  sexuels dépasse le besoin sexuel  naturel tourné seulement vers la reproduction .  

Bref, l’égoïsme qui sous-tend ces passions que la tradition chrétienne désignent comme « péchés capitaux » ne peuvent pas apparaître avec le seul « amour de soi »  mais avec «  l’amour propre » qui implique que l’on se juge à partir du regard d’autrui, que l’on se compare à autrui et que l’on se préfère à lui .L'égoïsme est donc "sympathique" au sens que HUME donne à ce mot, il ne peut se concevoir sans la présence d'autrui .Il est un des effets de la société .

 

Toute la question serait donc de savoir si l'on peut freiner cet égoïsme, cet effet pervers de la société ? Telle est finalement la question à laquelle HUME va maintenant répondre .

 

 

 Venons-en au dernier moment et à sa démarche . HUME va utiliser un raisonnement par l’absurde . (Le raisonnement par l’absurde consiste à montrer la vérité d’une proposition en montrant l’absurdité d’une thèse contraire.)  Dans notre texte, cette thèse serait celle qui consisterait  à dire que l’homme peut désirer sans se référer à la société . Dès lors son raisonnement consiste à élaborer une sorte de fiction permettant à l’homme de satisfaire son désir de possession et de domination en devenant analogue à Dieu ou à un dieu . HUME montre que l’homme serait le plus misérable, c’est-à-dire le plus pitoyable des hommes.

 

 

T° Cette démarche originale de HUME lui permet de radicaliser sa thèse : non seulement nous ne pouvons former aucun désir que ne se réfère à la société, parce que nous sommes des êtres sociaux mais parce que de surcroît, nous sommes aussi profondément sociables ! la société n’est pas seulement ce qui conditionne nos désirs mais l’objectif  de nos désirs  !  Contre toute attente, cette fiction nous révèle que nous ne désirons pas tout posséder et tout dominer mais partager et être aimé ! Autrement dit, la radicalisation de l'égoïsme par l'élaboration d'une fiction révèle une vérité ignorée de l'égoïsme mais contenue en lui . L'égoïste ignore que ce qu'il désire vraiment c'est la présence de l'autre, mieux son estime et son amitié. "L' égoïste serait donc ignorant des vraies causes qui le déterminent" .

 

 

  2 Esquisse de Discussion :

 

    La thèse de HUME  repose sur le présupposé selon lequel l’homme est un être social. Par conséquent , HUME évite de tomber dans le piège selon lequel l’homme serait par nature bon ou méchant ou que la société le pervertirait. Sa nature sociale n’en fait pas un être immédiatement bon ; on l’a vu, l’égoïsme est un fruit paradoxal de cette nature sociale, on pourrait simplement faire comprendre à l’homme que son égoïsme lui cache son véritable désir et ainsi aboutir à une société plus harmonieuse . Mais le présupposé de la thèse de HUME est-il convaincant ? Sa position est-elle légitime ?

L’homme n’est-il pas aussi farouchement individualiste et son bonheur ne réside-t-il pas dans la conservation de ses intérêts sans souci pour les intérêts des autres ou pour l’intérêt général ?

 La société n’est-elle pas plutôt ce qui résulte des décisions individuelles ?  Or l’individualisme n’est-il pas beaucoup plus que l’égoïsme une caractéristique humaine et, en tout cas une caractéristique de l’homme moderne ?

  Le premier n’est-il pas un obstacle à la sociabilité et à la recherche de l’amitié véritable ? Si l’égoïsme peut –être surmonté parce qu’il ne serait,  en fin de compte,  qu’une méconnaissance de ce qui nous tient vraiment à cœur,  est-ce le cas pour l’individualisme ? L’individualisme est un trait des sociétés démocratiques qui nous empêche de nous soucier des autres et de la société. Loin de pouvoir être dissous par la révélation de notre véritable nature l’individualisme rend impossible la réalisation du bien commun obsédé qu’il est par la poursuite de son intérêt particulier.

 

 

 

Conclusion : HUME  dans ce texte traite du caractère social et sociable de la nature humaine . Loin d'être  univoque, il montre au contraire que cette sociabilité des hommes n'est pas sans "effet pervers" puisque les "passions tristes" en sont aussi le fruit. Nous pouvons donc, là aussi,  reconnaître la qualité  que KANT a reconnue au philosophe Anglais : ce dernier l'a bien réveillé de son sommeil dogmatique . En effet, nous  pouvons voir ici l'esquisse,  avec la perspective de la philosophie de l'histoire en moins, le concept libéral de "l'insociable sociabilité"des hommes source du progrès technique et, en fin de compte,  d'un accord "pathologiquement extorqué".

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25 mai 2012 5 25 /05 /mai /2012 17:06

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  ( La mort de Socrate par  Louis DAVID vers 1787)

 

 

Le mot de conscience a longtemps été utilisé avec un complément . La conscience morale  serait le pouvoir de juger , non seulement du vrai et du faux mais et surtout,  du bien et du mal  . La voix de la conscience  nous dirait immédiatement ce qui est bien et ce qui est mal. Quant  au  concept de loi, il  est multivoque.   Il peut désigner les lois de la nature ou les lois des hommes . Ces différents types de lois  diffèrent fondamentalement , en ce que celles-là sont descriptives , tandis que celles-ci sont prescriptives : la loi civile énonce le juste , c’est-à-dire ce qui doit être , tandis que la loi naturelle nous décrit ce qui est .

Ainsi, appartient-il à ce tribunal intérieur qu’est la conscience morale de juger des lois et particulièrement des lois humaines ou bien est-elle foncièrement disqualifiée du fait d’une concurrence illégitime avec le droit positif ? Invoquer la voix de la conscience face à la loi , n’est-ce pas invoquer un sentiment subjectif et arbitraire face à la dimension objective et collective de la loi ? D’un autre côté les lois sont-elle toujours authentiquement justes ? Si elles énoncent le droit, celui-ci est-il toujours conforme au droit naturel et à la justice véritable ? Il faut donc déterminer le rôle de la conscience dans sa prétention à juger du droit .

L’enjeu est de taille , particulièrement dans les sociétés démocratiques : si chacun s’arroge le droit de juger des lois voire de les enfreindre au nom de leur incompatibilité avec sa conscience , la loi peut-elle encore avoir autorité , la société ne risque –t-elle pas sa dissolution , et la morale sa transformation en intérêt bien compris ?

 

 

1 La loi , c’est la loi !

 

  Par définition même , la loi ne saurait entrevoir d’exception sans se ruiner elle-même. La loi ordonne dans tous les sens du terme ordonner  : elle commande et met en ordre .  

Elle commande : elle oblige , elle exige notre assentiment  .

Elle met en ordre  ou le rétablit  : elle contraint .  Enfreindre la loi c’est risquer par son opposition le désordre .  Quelle que soit la loi , la loi  s’impose  et doit s’opposer .   Ce qu’on appelle la force de la loi ne réside pas tant dans l’utilisation de la force pour être respectée ,  que dans sa nature même de loi .

« Dura lex sed lex », « la loi est dure mais c’est la loi » . Quand on commence à se demander si la loi s’ applique à son cas personnel parce qu’on se sent au dessus  d’elle ou hors d’elle , c’est le commencement du règne de la violence et du droit du plus fort .

Dès lors , si  l’Etat , possède , comme le dit Max WEBER, « le monopole de la violence légitime », c’est par ce que le particulier ne peut s’en servir sans menacer l’existence même de l’ordre . La possibilité que l’opposition de ma conscience  puisse faire trembler l’Etat constitue le danger le plus grand pour une société quelle que soit  ma motivation . L’utilisation par la force de faire respecter le droit est une conséquence de la nature même de la loi . Et il n’est pas du fait de la loi du plus fort mais au contraire le rempart à la loi du plus fort  . ROUSSEAU a parfaitement montré, dans le CONTRAT SOCIAL (LI , ch 4) ,  que le particulier qui voudrait s’en prendre à l’Etat, et donc à la loi , sera considéré comme un « brigand » . Le terroriste , le mafieu ne sont –ils pas les images mêmes des êtres et des organisations privées menaçant l’ordre public , qu’il faut empêcher de nuire sous peine d’un chaos insupportable ?

En admettant même que mon cas ne relève pas d’un attentat mais d’un désir de faire justice moi-même vis à vis d’un tiers ,   je m’en  prends encore à l’Etat car je m’en prends à deux de ses prérogatives fondamentales ( régaliennes)  celle de faire la loi et de faire respecter : le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire . N’en est-il pas de même lorsque m’estimant lésé par un impôts jugé « excessif » , je décide de « m’évader » vers des cieux plus cléments, alors même que je loue , à l’étranger, la qualité des services publics de ma patrie et que je rentre pour m’y faire soigner ? La bonne conscience n’est-elle pas, comme toujours d’ailleurs,  l’expression de la mauvaise foi la plus caractérisée ?

A supposer même , que  je sois en accord profond avec la voix de ma conscience puis-je , en conscience, enfreindre le droit ?   

 La puissance publique n’est-elle pas  dans son droit  le plus strict quand non seulement  elle m’interdit en droit  mais aussi m’empêche, en fait , d’agir à ma guise ? L’absence de sanction qui découlerait d’une autorisation de la loi de ne pas lui obéir ne serait-elle la fin de la loi ? Chacun sait que l’absence de sanction ou impunité face aux infractions détruit la puissance de la loi . L’étymologie nous rappelle d’ailleurs que la sanction sanctifie et consacre la loi .

Les sociologues considèrent d’ailleurs que le risque d’anomie fait partie des risque les plus graves de nos sociétés . L ‘anomie est l'état d'une société caractérisée par une désintégration des normes qui règlent la conduite des hommes et assurent l'ordre social. Elle peut aller jusqu’à provoquer le suicide.   Autrement dit ce n’est pas seulement la société qui est menacée par une absence de respect de la loi , mais l’individu lui-même qui souffre du manque de régulation sociale .

 

T° Devons –nous renoncer à « faire appel » ? Ne serait-il pas sage et raisonnable d’admettre   qu’écouter sa conscience ce n’est le plus souvent qu’écouter ses intérêts et ses désirs aux dépens de ses devoirs ? Renoncer à faire appel à sa conscience n’est-ce pas en même temps renoncer à ce que nous ne pouvons taire ? Se soumettre à la loi sans condition n’est-ce pas risquer d’avoir une attitude qui poussée à l’extrême ferait de nous des officiers nazis qui  , lors du procès de NÜREMBERG , expliquaient à propos de leur rôle dans « la solution finale » « qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres ! » ?

Dès lors ne devons-nous pas admettre que non seulement nous pouvons faire appel , en fait,  à notre conscience mais que, de surcroît,  nous en avons le droit et même le devoir ?

 

 

2 La voix de la conscience :



 

 

 La position précédente est insoutenable et ruine l’Idée même du droit par la négation de la valeur de la conscience morale face à la loi .  Or il serait fondamental de rappeler comme un fait irrécusable la différence entre la loi juridique et la loi morale telle qu’elle s’impose à notre conscience. La loi juridique peut m’obliger , ( il est préférable que je déclare l’intégralité de mes revenus en prenant en considération l’utilité sociale  d’une telle mesure ) mais si tel n’est pas le cas la loi juridique me contraindra : le fisc saura toujours me retrouver (sauf si les intérêts de l’Etat lui-même lui permettent de fermer les yeux ….) A la limite même,   la loi juridique se passe de mon approbation , elle ne s’attache qu’à la matière ou au résultat de l’action pas à sa forme ou à mon intention .

Mais une conscience peut ne pas se sentir obligée par la loi juridique et face   au consentement aveugle  de tout un peuple , se dresse parfois une conscience qui  dit : « non » . La conscience, en effet,  est radicalement  libre : nul ne peut contraindre une conscience comme conscience   . Certes , l’endoctrinement, l’aliénation sont toujours possible «  tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage » ( cf  ROUSSEAU Contrat social L1 ch 1). On peut,  en fait,  anéantir une conscience en l’achetant ,en la détruisant  mais on peut aussi ne jamais y parvenir si puissantes soient les forces contraignantes .  Les bourreaux qui torturèrent Jean MOULIN voulurent   contraindre  sa conscience et le faire parler  mais ils échouèrent et  la mort du Résistant fut sa victoire . Nul ne peut contraindre une conscience qui ne s’est pas obligée .  Une conscience achetée , c’est une conscience qui consent à l’achat . Une conscience qui chancelle , c’est une conscience qui choisit de renoncer . Ce qui toujours possible en revanche c’est que la conscience dise « non » et se reprenne , se révolte,  après avoir dit : « oui ». Si l’homme peut s’émanciper , c’est parce qu’ il est par nature libre et que sa servitude est accidentelle.

Ainsi , si la loi juridique oblige et contraint, la loi morale qui se manifeste communément dans ce que l'on appelle la conscience morale ne contraint pas , elle oblige sans contraindre . Elle est obligation et en ce sens elle ne supprime pas le pouvoir de faire (l'obligation présuppose la liberté, donc l'absence de contrainte  ) mais supprime le droit de faire ( je dois faire mon devoir ).

 

  Il nous faut distinguer plusieurs choses  :

Le droit , c’est ce qui s’oppose au fait . On peut faire toutes sortes de choses sans que nous en ayons le droit : c’est ce qu’on appelle « des voies de fait » , qui sont sévèrement punies. Le droit énonce donc ce qui doit être par rapport à ce qui est et, en ce sens ,  il est la manifestation même de la raison humaine dans sa capacité législatrice et dans sa capacité à dépasser le donné . La règle du droit nous permet de juger ce qui se fait, exactement lorsqu’avec une équerre ( qui donne l’angle droit ) nous mesurons l’écart entre l’angle donné et l’angle idéal .

 Mais le droit lui-même, en tant qu’il se présente comme un fait objectif et concret dans les lois d’un pays donné , n’échappe pas à la règle . La raison se donnant le droit n’abdique pas son pouvoir de mesurer le fait du droit à l’aune d’un idéal du droit . En somme , la question du droit  implique toujours un dédoublement entre le droit positif ( positif a les sens donné par A. COMTE , il  ne signifie pas « bon » mais réel, concret par opposition à métaphysique ) et le droit conforme à une équerre idéale à partir de laquelle nous jugeons l’équerre réelle . On appelle ce droit , le droit naturel , c’est-à-dire le droit conforme à  la nature humaine considérée comme raisonnable et libre . Il s’incarne pour nous dans La déclaration des droits de l’homme et du citoyen . C’est pourquoi , certains appellent ce droit, le droit rationnel .

 Certains contestent la possibilité même d’un tel droit arguant du fait qu’un tel droit non écrit relèverait de la métaphysique et par conséquent d’un stade dépassé  de l’humanité . Le positivisme juridique incarné par des auteurs comme KELSEN et avant lui par HOBBES ,  désigne cette attitude

 

 

"les règles du juste et de l'injuste, de l'honnête et du déshonnête, (sont) des lois civiles, et par conséquent, on doit tenir pour bien ce que le législateur ordonne et pour mal ce qu'il défend".  HOBBES, De Cive, XII, 1

 

 

    "Celui qui tient un ordre juridique ou l'une de ses normes pour juste ou injuste, se fonde souvent, non sur une norme d'une morale positive, soit sur une norme qui a été "posée", mais sur une norme simplement supposée par lui. Il considèrera par exemple qu'un ordre juridique communiste est injuste, parce qu'il ne garantit pas la liberté individuelle. Il suppose donc l'existence d'une norme disant que l'homme doit être libre. Or une telle norme n'a été établie ni par la coutume, ni par le commandement d'un prophète ; elle est seulement supposée constituer une valeur suprême, immédiatement évidente. On peut être d'un avis opposé et considérer qu'un ordre juridique communiste est juste parce qu'il garantit la sécurité sociale. On suppose alors que la valeur suprême et immédiatement évidente est une norme disant que l'homme doit vivre en sécurité. Les hommes divergent d'opinions quant aux valeurs à considérer comme évidentes et il n'est pas possible de les réaliser toutes dans le même ordre social. Il faut ainsi choisir entre la liberté individuelle et la sécurité sociale, avec cette conséquence que les partisans de la liberté jugeront injuste un ordre juridique fondé sur la sécurité, et vice versa. Par le fait même que ces valeurs sont supposées suprêmes, il n'est pas possible d'en donner une justification normative [1], car il n'y a pas au-dessus d'elles de normes supérieures dont elles seraient dérivées. Ce sont des mobiles d'ordre psychologique qui conduisent un individu à préférer la liberté ou la sécurité. Celui qui a confiance en soi optera probablement pour la liberté ; celui qui souffre d'un complexe d'infériorité préférera sans doute la sécurité".

 

Hans KELSEN, Théorie pure du droit, 1934, Chapitre 3, Éditions de la Baconnière, trad. H. Thévenaz.

 

 Mais si le positivisme a ses ardents défenseurs chez les juristes ,  l’historicisme serait la position de certains philosophes vis à vis  de la diversité des peuples et de leurs lois . Il faut avouer qu'on trouve vraiment de tout  dans l’histoire des hommes :

 

(Les lois) «  doivent être tellement propres au peuple pour lesquelles elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation doivent convenir à une autre. Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi, ou qu'on veut établir, soit qu'elles le forment, comme font les lois politiques; soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles. Elles doivent être relatives au physique du pays; au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles; elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer. C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examinerai tous ces rapports : ils forment tous ensemble ce qu'on appelle L'ESPRIT DES LOIS. (…) cet esprit consiste dans les divers rapports que les lois peuvent avoir avec diverses choses (…)

MONTESQUIEU   De l'esprit des lois, Livre II, chapitre 1

 

Refuser la distinction du droit positif et du droit naturel c’est affirmer contradictoirement pour le droit qu’une chose peut se faire parce qu’elle se fait : puisque l’esclavage a été (et est encore dans certains pays) légal qu’il est légitime ,  que la dénonciation des juifs  puisqu’elle était obligatoire était juste , que  l’inégalité entre l’homme et la femme peut être juste .

C'est refuser la différence de nature  entre la loi juridique et la loi morale .

Le positivisme juridique comme l’historicisme ont  en commun d’être relativiste et de mener au nihilisme . (Le nihilisme   est une disposition d’esprit caractérisée par le pessimisme et le désenchantement moral )

 

 

 

 

 T° De telles positions mènent  à une issue moralement inacceptable .Il est  bien légitime que le droit positif se conforme au droit naturel et rien ne nous semble plus admirable qu’une conscience héroïque  s’opposant  aux forces destructrices et injustes . Nous nous inclinons devant jean MOULIN , le courage de Rosa PARKS, la détermination  d'une mère qui aide son fils à mourir , et plus généralement tous ceux qui nous rappellent la tragédie d’ANTIGONE . C’est au nom  des lois naturelles , non écrites , qu’ANTIGONE revendique d’enterrer son frère accusé de trahison et dont le corps, selon la loi,  doit être exposé aux bêtes sauvages . Cet exemple et tous ceux qui lui sont analogues peuvent forcer l’admiration, il n’en demeure pas qu’un parmi eux contient quelque chose d’inquiétant et de trouble .  Revendiquer l’égalité des droits civiques et la légalisation de l'euthanasie au nom d'un droit de mourir ce n’est pas vraiment  la même chose ! Au nom de la souveraineté de la conscience pouvons-nous tout revendiquer ? Pouvons-nous revendiquer  que s’inscrive dans le droit tout ce que nous estimons légitime au regard de notre conscience ?

Considérer que la conscience est la juridiction la plus haute ne constitue-t-il pas  un risque de dissolution de la Cité et CREON n’a-t-il pas finalement raison de s’opposer aux vœux de la sœur éplorée ou de la mère accablée par la souffrance de son fils ? 

 La conscience est-elle le meilleur guide ? La loi n’est-elle pas alors ce qui nous garantit  des désordres causés par les  multiples expressions  de notre subjectivité ? Mais ne passe –t-elle pas alors pour un obstacle dépassé par les progrès de la société ?  Peut-on concilier la juste revendication des consciences sans donner libre cours à l’arbitraire des subjectivités et assister, impuissants à la dissolution du lien politique nous faisant passer du règne des égaux au règne des egos ? 

 

 

 

 Benjamin CONSTANT (1845-1902) ANTIGONE et POLYNICE 

 

 

 3 La loi nous humanise .

 

 le rapport entre la conscience et la loi comporte un double enjeu qui est politique et moral . ROUSSEAU remarque que seuls ceux qui n’ont rien compris à l’un comme à l’autre pensent qu’elles ne sont pas lièes .  Or  qu’est-ce que l’exigence de la souveraineté de la conscience individuelle entraîne  aussi bien au niveau politique qu’au niveau moral ? Ni plus , ni moins que l’abandon inquiétant du politique et de la morale, c’est-à-dire de ce qui nous a fait passer de l’Etat de nature à l’Etat civil ,  de ce qui nous fait passer de  l’égoïsme naturel  juste capable de pitié à  l’humanisme  et à l’autonomie .

Le risque politique est celui d’une incapacité à s’entendre sur le bien commun qui est pourtant au fondement même du politique . Le corps politique est constitué non  par la somme des volontés particulières mais par leur  dépassement dans une unité nouvelle que ROUSSEAU nomme la volonté générale . L'accès à la sphère politique nous fait passer d’une liberté naturelle à une liberté civile plus exigeante, sans doute,  mais aussi plus humaine. ( En ce sens , la construction  de l'Europe apparaît  comme une inquiétante dé-construction politique débouchant sur loi du marché plus proche de  l'Etat de nature que de l'avènement d'un Etat post-national ).

Le risque moral c’est celui de  confondre la liberté individuelle, l’indépendance , avec l’humanisme et l’autonomie . 

Les différentes revendications auxquelles  nous assistons, le mariage homosexuel, le lancer de nain ( !) s’expriment  au nom de la dignité , notion au cœur  des deux  principes antagonistes que nous venons de rappeler  .

Chacun veut que son identité ,  son choix de vie  soit reconnu .  Or « la dignité humaine n’est pas la liberté humaine » .  La dignité de l’homme réside dans son rapport à la loi morale , une loi qu’il se donne à lui-même et  à l’égard de laquelle il éprouve le respect . " L’autonomie c’est capacité à se soumettre librement à une loi . L’indépendance , c’est le refus d’une limitation du moi et le désir de l’affirmer comme une valeur imprescriptible ."A.RENAUT

 Quant à certaines demandes ,  extrêmement graves et douloureuses, comme « le droit de mourir dans la dignité » ,   elles seraient beaucoup plus l’expression de nos personnalités individualistes et hédonistes qu’une demande authentiquement morale .  Le souci qui les anime relèverait beaucoup plus d’un sentiment  égoïste , que de l’altruisme . Ce n’est pas la dignité de l’homme  qui est convoquée en la matière mais la pitié vis à vis de l’homme souffrant . Or la pitié ne relève pas de la sphère de la liberté mais de la sphère de la nature , de l’animalité  et même de l’égoïsme .

ROUSSEAU définit parfaitement la pitié et montre même à quel point elle s'adapte à nos sociétés libérales :

 

 « Mandeville a bien senti qu'avec toute leur morale les hommes n'eussent jamais été que des monstres, si la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raison : mais il n'a pas vu que de cette seule qualité découlent toutes les vertus sociales qu'il veut disputer aux hommes. En effet, qu'est-ce que la générosité, la clémence, l'humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à l'espèce humaine en général ? La bienveillance et l'amitié même sont, à le bien prendre, des productions d'une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer que quelqu'un ne souffre point, qu'est-ce autre chose que désirer qu'il soit heureux ? Quand il serait vrai que la commisération ne serait qu'un sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, sentiment obscur et vif dans l'homme sauvage, développé, mais faible dans l'homme civil, qu'importerait cette idée à la vérité de ce que je dis, sinon de lui donner plus de force ? En effet, la commisération sera d'autant plus énergique que l'animal spectateur s'identifiera intimement avec l'animal souffrant. Or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l'état de nature que dans l'état de raisonnement.  (…)

     c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible »

 ROUSSEAU , Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes . 1 ére partie


 


Autrement dit , ce n’est pas la dignité de l’homme qui constitue le fonds de l’argument  du droit de mourir et sa réponse dans l'euthanasie,  mais la pitié, laquelle , ainsi que le souligne avec force ROUSSEAU , n’est pas propre aux hommes mais aussi aux animaux . .Ainsi ce qui était le principe même de l’humanisme s’effondre au nom d’un droit partagé avec les bêtes .

Nous pouvons souscrire à de tels principes mais encore faut-il que nous en connaissions le prix .  Dire que l'homme est incapable de s'élever à l'idée du devoir ,  c'est  renoncer à en faire un être libre et le rattacher à la nature , en faire potentiellement une chose .

   

 



 Conclusion : Les différentes figures d’ANTIGONE incarnent  à nos yeux le pouvoir de la liberté et l’insoumission des hommes mais nous devons nous rappeler que c’est SOCRATE le citoyen Athénien , conscient de la nécessité d'obéir aux lois de la Cité , qui a bouleversé l’Histoire et inauguré une certaine conception de l'Homme . Cela ne veut pas dire que nous jugions, en tant qu'individu , ANTIGONE et ses épigones . Toute soeur, toute mère, tout père, peut la comprendre et peut-être, nous-mêmes, ferions- nous la même chose.  Mais il faut qu'ANTIGONE accepte le jugement de CREON et la sanction de la loi pour transformer ainsi la pitié naturelle éprouvée devant ceux qu'elle aime en un acte profondément humain et humanisant qu'on appelle sacrifice  . En se sacrifiant, c'est-à-dire en acceptant de subir les conséquences de son choix d'enfreindre la loi , elle reconnaît que c'est toujours au nom  de quelque chose de plus grand que soi qu'on agit . HEGEL ne nous a-t-il pas appris que c'est l'esclave qui a tout prix veut vivre . En ce sens  ANTIGONE n'est pas esclave, elle ne recule pas devant la peur mais il faut qu'elle aille jusqu'au bout de ce qui l'oblige . Elle ne doit pas accepter que ce soit son frère ou son fils qui demande une sépulture . C'est bien elle qui agit  . C'est à cette condition que la pratique concrète de l'euthanasie qui nous semble représenter l'infraction à la fois la plus inquiétante et , encore une fois, la plus compréhensible demande d'ANTIGONE, peut,  dans certaines circonstances et avec la plus grande concertation, être pratiquée  . Prétendre qu'une telle solution est la consécration de l'hypocrisie , c'est méconnaître  toute la différence qui sépare le sacrifice de celui qui assume toutes les conséquences de ces actes ,  du suicide,  qui toujours séparera ce qui a de la valeur de ce qui n'en a pas .

 

 

 

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17 mai 2012 4 17 /05 /mai /2012 17:14

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  EXERCICE :

1 Lire attentivement la polémique  entre KANT et B.CONSTANT analysée par M.LEQUAN et appliquée au mensonge en politique .

2 Faire discuter le philosophe Allemand et le philosophe Français sur la question suivante :

 

Y-a-t-il un devoir de tuer par humanité au nom d'un droit de mourir  dans la dignité ?


Conseils : On s'appuyera sur des exemples récents ( et malheureusement très douloureux )  pour soutenir le point de vue de CONSTANT

  On pourra (re) ? lire avec profit les 3 formulations de l'impératif catégorique pour soutenir le point de vue de KANT

Rappel :

  La seule règle morale est l’impératif catégorique qui affirme qu’une maxime d’action est moralement bonne si elle peut être universalisée, c’est-à-dire avoir la forme d’une loi : est-ce qu’il y aurait encore un sens logique à cette maxime, si tous les hommes la suivaient ? Kant donne trois formulations de l’impératif catégorique.
1re formulation : principe de cohérence universelle de l’action morale. « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE. » Fais comme si tes maximes morales, au lieu d’être simplement moralement obligatoires (mais susceptibles d’être enfreintes) étaient aussi physiquement nécessaires (comme la loi de la chute des corps, qu’on ne peut enfreindre). La maxime morale est une phrase courte qui résume le sens et l’intention d’une action. Par exemple, puis-je ne pas rendre le dépôt d’argent qu’une personne m’a confié ? Remarque : la nécessité (on ne peut faire autrement, ex : mourir est nécessaire pour un être vivant) se distingue de l’obligation (on peut toujours désobéir à une loi humaine, ex : le dissidents qui s’opposent à une dictature), comme les lois de la nature se distinguent des lois des hommes : ces dernières peuvent être enfreintes, pas les premières. On dit ordinairement : « et si tout le monde faisait comme moi ? » C’est une manière de penser son action dans une perspective universelle. Par exemple, le problème du suicide : « Par amour de moi-même, je pose en principe d’abréger ma vie si en la prolongeant j’ai plus de maux à craindre que de satisfactions à espérer... Mais on voit qu’une nature dont ce serait la loi de détruire la vie même, juste par ce sentiment [l’amour de soi] dont la fonction spéciale est de pousser au développement de la vie, serait en contradiction avec elle-même. »


2° formulation : principe d’égale dignité de la personne humaine. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Considérer tout homme comme une personne doit être la fin, le but de toute mon action. C’est pourquoi, si je suis dans la nécessité d’avoir recours à quelqu’un comme moyen pour tel ou tel but personnel, (dans les relations professionnelles, par exemple, ou commerciales) je dois « toujours en même temps » le considérer comme fin, c’est-à-dire penser à la personne, libre et égale, qui est devant moi, et faire tout mon possible pour la traiter comme telle. « Dans le règne des fins, tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité ». Cette maxime s’applique aussi à moi-même, car je dois respecter la personne que je suis : il y a aussi des devoirs envers soi-même : « Ainsi je ne puis disposer en rien de l’homme en ma personne, soit pour le mutiler, soit pour l’endommager, soit pour le tuer ». D’où, de nouveau, l’interdiction morale du suicide.
 
3° formulation: principe d’autonomie. « Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer elle-même en même temps comme légiférant universellement grâce à sa maxime. » On oppose souvent « devoir » et « liberté », mais Kant propose une autre manière de relier ces deux concepts : l’autonomie consiste à agir selon sa conscience, par devoir ; ainsi le sujet moral qui agit prend à son compte la réflexion de la raison. L’homme raisonnable s’accomplit en faisant ce qui est raisonnable. Ainsi, chaque homme doit pouvoir se considérer comme l’auteur de la loi morale. L’autonomie, c’est être soumis à sa propre législation, qui doit être universalisable. Agir pour d’autres motifs (intérêt, sentiment, passions, pression sociale...), c’est perdre sa liberté morale, c’est ce que Kant appelle 1’hétéronomie.

 

 

 

 LA CONFERENCE DE MAI LEQUAN , maître de conférence à LYON 3 

 

LE PRÉSIDENT des Etats-Unis d’Amérique, le Premier Ministre britannique ont-ils engagé leurs pays dans la guerre d’Irak parce qu’ils estimaient avoir un devoir de vérité : devoir de dénoncer le caractère antidémocratique d’un régime et le risque de déstabilisation qu’il représente pour toute une région? Ou bien — hypothèse plus pessimiste — faut-il voir dans leur action la revendication implicite d’un droit de mentir ? La question n’est pas : Les hommes politiques mentent-ils (sur la nature et le nombre des armes de destruction massive qu’une armée est censée détenir) ? Mais : Peuvent- ils mentir en vertu d’un droit ? Existe-t-il, de droit et non de fait, un mensonge légitime ? Peut-on proclamer un droit de mentir sans supprimer par là tout droit et tout devoir de vérité? La réponse que Kant a donnée à cette question l’a conduit, dans les dernières années du XVIIIe siècle, à s’opposer au philosophe français Benjamin Constant. A plus de deux siècles de distance, la polémique Kant/Constant au sujet « d’un prétendu droit de mentir par humanité » demeure d’une cuisante actualité.

 

  

La thèse de Constant dans « Des réactions politiques » (1797)

Constant affirme :


Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible [...]. Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits: un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui (« Des réactions politiques »).


Constant refuse de prendre le devoir de vérité au sens strict pour trois raisons : 1) Si le devoir de vérité était pris au sens strict comme devoir absolu et inconditionné ne souffrant aucune exception, il rendrait toute société humaine impossible. Il y a des cas où le devoir commande de mentir, par humanité, par politesse, pour sauver une vie, pour éviter un plus grand mal. 2) Un devoir n’existe que là où existe un droit réciproque. Où il n’y a pas droit à la vérité, il n’y a pas non plus devoir de vérité. 3) Je ne dois la vérité qu’à celui qui la mérite, qui en est digne, qui me respecte et ne me nuit pas. A celui qui contrarie mon bonheur, je peux — voire dois — refuser la vérité. Pour Constant, dire la vérité n’est pour moi un devoir qu’envers celui qui a droit, selon moi, à la vérité, c’est-à-dire celui qui ne s’oppose pas à mon bien. Tous n’ont donc pas également droit au vrai. Seuls certains en sont dignes. Constant arrache le devoir de véracité à l’universalité rigoureuse que Kant lui attribue. Il veut une morale souple, adaptable aux divers cas. Face à l’implacable nécessité de l’impératif catégorique moral kantien, il réclame une morale malléable et casuistique. Par exemple, l’hôte doit-il mentir à l’assassin venu tuer son ami afin de sauver la vie de ce dernier ? Ce cas invite, au nom du bon sens, à sacrifier le devoir de véracité et à renoncer à toute prétention à des principes supposés valoir toujours et partout. Constant oppose ainsi au rigorisme kantien l’impossibilité d’ériger la prohibition du mensonge en principe absolu, sous peine d’armer le bras de l’assassin.

 

 

La réponse de Kant : « D’un prétendu droit de mentir par humanité » (1797)

Dans ce texte polémique, Kant refuse tout droit de mensonge envers soi et envers autrui et assigne à tout homme, sans exception et en toute occasion, un devoir de dire ce qu’il croit être la vérité. Il réfute les trois arguments de Constant : 1) Par définition, un devoir moral est un impératif catégorique, inconditionné, absolu, qui vaut pour tous les cas sans exception, en vertu de la loi morale qu’énonce notre raison. La loi morale est une voix d’airain qui parle en nous a priori, c’est-à- dire avant tout événement et indépendamment de tout fait. C’est parce que la source rationnelle du devoir est pure (indépendante de toute expérience) que le devoir vaut universelle- ment et nécessairement pour tout homme. Par principe, par essence, un devoir, quel qu’en soit le contenu, commande absolument et sans exception. Faire son devoir plus ou moins, avec une certaine latitude, en l’adaptant aux circonstances, en l’atténuant — voire en le contournant, selon les cas —, n’a aucun sens ; c’est même contradictoire avec le type d’impératif, de loi, de commandement, d’obligation absolus qu’implique le devoir. En son exigence d’universalité et de nécessité, la morale échappe à toute casuistique, à toute étude de cas fondée sur l’expérience. 2) Il n’y a pas de réciprocité systématique entre droit et devoir. Il peut y avoir un devoir chez l’un sans qu’il y ait de droit symétrique chez l’autre. Le concept de devoir n’englobe pas en lui-même le concept réciproque de droit. 3) Si la vérité est objet de devoir, elle est due à et par tout homme. On ne saurait diviser arbitrairement l’humanité en deux parties: celle qui a droit au vrai et à l’égard de laquelle seule j’ai un devoir de vérité ; celle qui n’a pas droit au vrai et à l’égard de laquelle j’ai un droit de mentir.

Ainsi, contre Constant, Kant refuse tout droit de mentir, quelles qu’en soient les raisons :

 

L’expression « avoir droit à la vérité » est dépourvue de sens. Il faut dire plutôt qu’un homme a droit à sa propre véracité, c’est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne [...]. La véracité dans les déclarations qu’on ne peut éluder est le devoir formel de l’homme envers chacun, si grave que soit le préjudice qui puisse en résulter pour lui [...] ; je commets une injustice certaine à l’endroit de la partie la plus essentielle du devoir en général par une telle falsification, qui, de ce fait, peut également être appelée mensonge [...], c’est-à-dire que je fais, autant qu’il dépend de moi, que des déclarations de façon générale ne trouvent aucune créance et que, par suite aussi, tous les droits qui sont fondés sur des contrats deviennent caducs et perdent vigueur, ce qui est une injustice commise à l’égard de l’humanité en général. Ainsi, il suit de définir le mensonge une déclaration intentionnellement fausse, et point n’est besoin d’ajouter cette clause qu’il faut qu’elle nuise à autrui, que les juristes exigent pour leur définition. Car il nuit toujours à autrui : même si ce n’est pas à un autre homme, c’est à l’humanité en général, puisqu’il disqualifie la source du droit.

Mais ce mensonge par bonté d’âme [que défend Constant] peut même par accident tomber sous le coup des lois civiles [...]. C’est ainsi que, si tu as, par un mensonge, empêché d’agir quelqu’un qui s’apprêtait à commettre un meurtre, tu es juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourraient en découler. Mais si tu t’en es tenu à la stricte vérité, la justice publique ne peut s’en prendre à toi, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui s’ensuivent. Il est cependant possible que, après que tu as loyalement répondu par l’affirmative au meunier qui te demandait si celui à qui il en voulait était dans ta maison, ce dernier en soit sorti sans qu’on le remarque et ait ainsi échappé au meunier, et qu’ainsi le forfait n’ait pas eu lieu ; mais si tu as menti et dit qu’il n’était pas à la maison, et que de fait il soit réellement sorti (encore que tu ne le saches pas), supposé que le meurtrier le rencontre lors de sa sortie et perpètre son acte, c’est à bon droit qu’on peut t’accuser d’être à l’origine de sa mort. Car si tu avais dit la vérité exactement comme tu la savais, peut-être le meunier, cherchant son ennemi dans la maison, aurait-il été arrêté par les voisins accourus et le crime aurait-il été empêché. Celui qui ment, si généreuse puisse être son intention en mentant, doit répondre des conséquences de son mensonge, même devant les tribunaux civils, si imprévues qu’elles puissent être [...]. C’est donc un commandement de la raison qui est sacré, absolu- ment impératif, qui ne peut être limité par aucune convenance : en toute déclaration, il faut être véridique (« D’un prétendu droit de mentir par humanité »).

 

Un devoir de véracité plus que de vérité .

Fidèle à sa définition du devoir moral comme impératif catégorique, commandement absolu et inconditionné, Kant refuse tout droit de mentir et assigne à l’homme pour premier devoir envers lui-même et envers autrui le devoir, non de vérité objective (car nul n’est sûr de connaître le vrai), mais de véracité subjective, c’est-à-dire l’obligation de toujours dire ce que l’on pense sincèrement être vrai. On n’est pas toujours contraint de se déclarer ; on peut aussi ne rien dire. Mais, dès que l’on s’exprime, la déclaration que l’on fait doit être (en

 vertu d’un devoir universel, nécessaire et inconditionné) subjectivement véridique, à défaut d’être objectivement vraie. Le premier devoir de l’homme est donc la véracité ou véridicité, la sincérité. Indiquant une adéquation entre ce qui est dit et ce qui est pensé, la véracité met entre parenthèses le rapport de ce qui est pensé à ce qui est. Etre véridique, c’est dire ce que l’on croit, ce qui n’exclut pas de dire involontairement le faux. Il y a donc un devoir absolu de véracité, mais nul droit de mentir, fût-il exceptionnel.

Ce thème est constant dans toute la philosophie morale de Kant :


« Le mensonge, quelles que soient les intentions de celui qui l’exerce, n’en demeure pas moins quelque chose de vil en soi, parce qu’il est mauvais dans sa forme même » (« Leçons d’éthique »). « Que soit vrai tout ce que l’on dit, tant aux autres qu’à soi-même, c’est ce qu’il est impossible de garantir dans tous les cas, parce qu’on peut se tromper; mais que ce soit sincère, c’est ce que l’on peut et doit toujours garantir » (« Sur l’insuccès de toutes les tentatives des philosophes en matière de théodicée »). « Il peut se faire que tout ce qu’un homme tient pour vrai ne le soit pas (car il peut se tromper) ; mais en tout ce qu’il dit, il faut qu’il soit véridique (il ne doit pas tromper) » (« Annonce de la proche conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie »). « La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même, considéré uniquement comme être moral (envers l’humanité en sa personne), est le contraire de la véracité : le mensonge [...]. Par le mensonge extérieur, l’homme se rend méprisable aux yeux d’autrui, mais, par le mensonge intérieur, ce qui est encore bien pis, il se rend méprisable à ses propres yeux et attente à la dignité de l’humanité en sa propre personne [...]. Le mensonge est abandon et pour ainsi dire négation de la dignité humaine [...]. Comme être moral, l’homme [...] est obligé envers lui-même à la véracité » (« Doctrine de la vertu »).

 


De plus, la maxime du mensonge bienveillant peut conduire aussi bien au résultat escompté (sauver la vie d’un homme) qu’au résultat inverse (mort de cet homme). Il y a égale probabilité pour que la maxime de mentir atteigne son but et pour qu’elle le manque. Elle n’est donc acceptable ni à titre d’impératif hypothétique (pragmatique de prudence), ni, a fortiori, à titre d’impératif catégorique, universel et nécessaire. On ne peut jamais être sûr qu’en mentant on sauvera autrui, pas plus qu’on ne peut être sûr qu’en disant la vérité on le sau- vera. Mais la différence est que, en mentant, on est moralement et pénalement responsable de sa mort éventuelle, alors qu’en disant sa vérité on cesse d’être responsable des conséquences néfastes qui pourraient en découler. Dire sa vérité disculpe des effets. La véracité, la sincérité, le fait d’être véridique en ses déclarations, de dire non pas la vérité mais sa vérité, ce qu’on croit être le vrai, mettent le sujet non seulement à l’abri de toute poursuite judiciaire (on n’a pas à rendre compte devant un tribunal civil du fait d’avoir dit le vrai), mais encore en adéquation avec sa propre conscience. Celui qui est vérace en ses déclarations, qui dit toujours ce qu’il croit être le vrai, est sincère au sens propre, c’est-à-dire cohérent, intègre, en harmonie avec soi.

L’actualité de la polémique

Si le Premier Ministre britannique actuel avait refusé la logique de Constant et tout droit de mentir, s’il avait fait son devoir de véracité, il n’aurait pas eu à comparaître devant un tribunal. Ce que Kant exige du Premier Ministre, ce n’est pas qu’il connaisse de façon certaine la vérité (à savoir qu’il y ait ou non des armes de destruction massive en Irak), mais qu’il ne déclare à son Parlement, à la nation et au monde que ce qu’il croit être vrai. Pourtant, le Premier Ministre, accusé d’avoir usé de façon illégale et illégitime d’un prétendu droit de men- tir, ne rentre-t-il pas (de façon difficile à vérifier par un tribu- nal civil, dont les preuves sont nécessairement extérieures à la conscience intime des individus) dans le cas, évoqué par Kant, du devoir de véracité ? Le Premier Ministre dit a posteriori qu’il n’a pas menti (qu’il n’a pas dit délibérément ce qu’il savait être faux), mais qu’il s’est tout au plus peut-être trompé. S’il n’est pas possible légalement et moralement de mentir, il est tou- jours possible de se tromper. Le Premier Ministre a-t-il usé délibérément, de façon illégale, illégitime et immorale, d’un prétendu droit de mentir (qui de jure n’existe pas et n’est qu’un fallacieux prétexte pour s’exonérer des devoirs qui nous incombent) ? Ou bien, s’il a honoré son devoir de véracité, est- il victime d’une erreur judiciaire ? En effet, s’il s’est trompé en toute honnêteté, sur la foi de témoignages incomplets, de preuves insuffisantes, de rapports d’experts peu objectifs, alors l’honneur et la dignité de l’humanité sont saufs. Quand bien même il se serait trompé, il a fait son devoir de véracité. A l’époque, avant la guerre, il croyait sincèrement, sur la base de documents qu’il jugeait fiables, que l’Irak disposait d’armes de destruction massive. Nous ne prétendons pas ici trancher l’alternative, mais seulement livrer, via l’interprétation kantienne du devoir de véracité et du droit de mentir, une clef de lecture du problème, dont la solution sera, en dernier ressort, donnée par la justice, qui prouvera s’il y a eu dissimulation volontaire, mensonge caractérisé dans le discours guerrier du Premier Ministre avant l’intervention de l’armée anglaise en Irak, ou si celui-ci s’est acquitté de son devoir de véracité en disant ce qu’il savait à l’époque, bien que peut-être il se soit trompé. Mais, s’il a menti, cela n’autorise aucunement à postuler un droit de mentir, fût-il exceptionnel.

Pour Kant, un tel droit est contradictoire. Car autoriser légalement, par un texte juridique, le mensonge dans certains cas, c’est l’autoriser dans tous les cas et ruiner tout ce qui repose sur la véracité, la promesse, l’engagement, la parole donnée. C’est rendre caducs tous les contrats qui lient entre eux des hommes ou des Etats et c’est détruire le ciment de la société. Kant renverse l’argument de Constant. Ce n’est pas le devoir de véracité qui, pris rigoureusement, rend la société humaine impossible en lésant certains. C’est, à l’inverse, la reconnaissance d’un droit de mentir par humanité dans cer- tains cas qui rend impossible toute société, en ruinant, à sa base, tout contrat, toute promesse. Kant dénonce le caractère contradictoire d’une loi universelle autorisant à mentir ou à ne pas tenir ses promesses dans certains cas. Il cite, pour en montrer l’absurdité, l’exemple de l’homme endetté qui, pro- mettant de rendre l’argent emprunté, se promettrait secrète- ment de ne jamais le restituer, en se donnant pour principe de ne pas tenir sa promesse quand cela l’arrange, s’il y a intérêt :


Quand je crois être à court d’argent, j’en emprunte et je promets de rendre, bien que je sache que je n’en ferai jamais rien [...]. Si ma maxime devenait une loi universelle [...], elle devrait nécessairement se contredire. Car [...] ce serait rendre impossible le fait de promettre [...], étant donné que personne ne croirait à ce qu’on lui promet et que tout le monde rirait de pareilles démonstrations comme de vaines feintes (« Fondation de la métaphysique des mœurs »).

Généraliser la maxime de ne pas tenir sa promesse quand on y a intérêt ou, ce qui revient au même, faire du mensonge (même exceptionnel et pour de bonnes raisons) un droit est donc contradictoire moralement, juridiquement et logiquement.

  

Le Premier Ministre anglais soit a menti, soit a été vérace (qu’il ait dit vrai ou faux), mais en aucun cas il n’a pu faire usage d’un droit de mentir. Un tel droit est seulement pré- tendu. Son existence serait contradictoire en soi et rendrait la société impossible, en ruinant son principal fondement, le res- pect de la parole donnée. Reconnaître un droit de mentir n’a aucun sens, car inscrire au fondement du droit ce qui en détruit la condition même de possibilité, à savoir l’idée de contrat, est contradictoire. On ne saurait reconnaître juridi- quement un droit de mentir (fût-ce par bonté d’âme et seule- ment dans des cas exceptionnels), c’est-à-dire le droit de ne pas respecter le droit et de bafouer les contrats. Ce serait géné- raliser la violation des contrats, détruire l’idée même de droit et ruiner toute société. Nul doute que la justice anglaise sera du côté de Kant (soit le Ministre a menti et doit être sanctionné, soit il a été vérace et ne mérite pas de sanction pénale), et le Premier Ministre du côté de Constant (il dira avoir été vérace, tout en s’arrogeant un droit informel de mentir exceptionnel- lement et pour de bonnes raisons).


De la dissimulation

en politique internationale

Pour Kant, il n’y a pas de mensonge qui soit véritablement un droit, il y a seulement des mensonges de fait. Mentir n’est jamais une maxime généralisable, ni, a fortiori, un droit universel. Inscrire le mensonge dans le droit serait nier la source même du droit. Si un homme ment, il ne peut en faire pour lui-même l’objet d’un droit ; sinon, il devrait aussi le reconnaître à autrui, et la société ainsi que le droit seraient abolis. Quand on ment de fait, ce n’est jamais au nom d’un droit, moral ou juridique. Mentir n’est pas un droit moral, mais le contraire du premier devoir moral de l’homme envers lui- même, à savoir le devoir de véracité. Ce n’est pas non plus un droit juridique, car l’inscrire dans un texte lui ôterait toute efficace. Il en va de même, dit Kant, du mensonge et de la dissimulation en politique internationale. Quand un Etat signe avec un autre un contrat, un traité de paix, un accord de commerce, il rend caduc ce contrat s’il se réserve mentalement le droit (qui n’en est pas un) de contrevenir à ce contrat dès qu’il le jugera utile à ses propres intérêts. Il n’y a pas de droit international fondé sur des contrats, sur la confiance dans la parole donnée, dès qu’un Etat ou un chef d’Etat se donne le droit (prétendu) de rompre le contrat à chaque instant, pour des raisons qui lui sont propres et qui sont pour lui toujours de bonnes raisons. Kant condamne moralement et juridiquement le mensonge, la réserve mentale, dans la signature des contrats internationaux et des traités de paix :


Les causes existantes de la guerre future [...] doivent toutes être anéanties par le traité de paix [...]. Réserver mentalement de vieilles prétentions [...], tout en ayant la mauvaise intention d’user à cette fin de la prochaine occasion favorable, c’est un procédé [...] qui est au-dessous de la dignité des souverains (« Projet de paix perpétuelle », 1er article pré- liminaire : « Aucun traité de paix ne doit valoir comme tel si on l’a conclu en se réservant tacitement matière à guerre future »).


Pour Kant, déloyauté, mensonge, hypocrisie, insincérité, tromperie, dissimulation, réserve mentale sont non seule- ment moralement indignes de l’humanité, dégradantes pour notre propre personne, juridiquement contradictoires, mais encore pénalement sanctionnables. Mentir par humanité, c’est revendiquer un impossible droit au mensonge, puisque reconnaître juridiquement un tel droit serait ruiner tout droit, tout contrat, toute société. Si Kant, contre Constant, refuse tout droit au mensonge, fût-ce exceptionnellement et pour de bonnes raisons, il institue en contrepartie un devoir absolu de véracité (et non, comme Constant, un devoir relatif de vérité). Pour Kant, tout homme a droit à la véracité d’autrui et la doit à autrui. Ce devoir de véracité a un sens moral et juridique, mais aussi social :


La communication des intentions est l’élément principal des relations sociales ; l’essentiel ici est que chacun soit sincère en ce qui a trait à ses pensées. Sans cela, en effet, la fréquentation de ses semblables perd toute valeur. Nous ne pouvons savoir ce qu’un autre a en tête que s’il nous fait part de ses pensées ; si cet autre déclare vouloir exprimer ses pensées, il doit le faire effectivement, sans quoi il ne peut y avoir de société entre les hommes. L’esprit de communauté n’est que la seconde condition de la société ; sa première condition est la sincérité, car le menteur détruit la communauté (« Leçons d’éthique »).


Le devoir de véracité garantit la communication transparente des pensées entre les hommes. Une société fondée sur le mensonge érigé en loi, en droit universel, ne peut se main- tenir. La véracité (dire ce qu’on pense être le vrai, bien que    peut-être on dise le faux) est le premier de nos devoirs, celui qui fonde la dignité de l’humanité en nous. L’acte subjectif de dire ce qu’on pense sincèrement être le vrai est indépendant de la vérité objective en soi — une, éternelle —, qu’on n’est jamais sûr d’atteindre ni de posséder. Seul dire sa vérité est un devoir, non dire la vérité.


Le mensonge comme injustice

Enfin, Kant reproche à Constant de confondre l’action par laquelle on nuit à autrui et celle par laquelle on commet une injustice envers autrui. L’injustice morale porte atteinte à la dignité de la personne. La nuisance physique ne porte atteinte qu’au corps. Ces deux maux, injustice morale et nuisance phy- sique (dommage corporel), ne sont pas de même nature. Seule l’injustice est proprement un mal moral. La nuisance n’est qu’un mal physique :


Pour être condamnable, il n’est pas nécessaire que le mensonge (au sens éthique du terme), en tant que fausseté préméditée, soit nuisible à autrui [...]. Sa cause peut être la légèreté, voire la bonté, et l’on peut même en mentant se proposer une fin bonne ; mais, par sa simple forme, la manière de tendre à cette fin est un crime de l’homme envers sa propre personne et une indignité qui le rend méprisable à ses propres yeux (« Doctrine de la vertu »).


L’injustice (dommage moral) que l’on commet en mentant nie l’humanité en soi et en autrui, détruit toute confiance dans la parole donnée et sape tout contrat social :


Tout homme a non seulement un droit, mais c’est même son devoir le plus strict de se montrer véridique dans les déclarations qu’il ne peut éluder, lors même que cette vérité nuit à lui-même ou à autrui [...]. La véridicité (dès qu’il faut parler) est un devoir absolu. Le philosophe allemand [Kant se nomme ici lui-même] n’admettra donc pas comme principe la proposition : dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité, d’abord parce que c’est là une formule confuse, puisque la vérité n’est pas un bien dont on serait propriétaire et sur lequel on pourrait reconnaître un droit à l’un, tandis qu’on le refuserait à l’autre; ensuite et surtout parce que le devoir de véracité [...] ne fait aucune différence entre les personnes envers lesquelles on puisse avoir ce devoir et celles envers lesquelles il serait possible de s’en exempter, mais que c’est un devoir absolu qui vaut en toutes circonstances (« D’un pré- tendu droit de mentir par humanité »).

  

L’insincère dit des choses qu’il sait être fausses. Telle est la conclusion de Kant :

Même s’il est tout à fait inoffensif, le mensonge n’en est pas pour autant innocent. Bien plus, il lèse gravement le devoir envers soi-même, devoir tout à fait irrémissible, parce que sa transgression porte atteinte à la dignité humaine dans notre propre personne (« Lettre à Maria von Herbert »).

Dans la vie privée comme dans la vie publique, nationale ou internationale, il ne saurait donc y avoir de droit de mentir. Du moins conviendra-t-on aisément de l’acuité, dans un monde tout autre, de la célèbre controverse.

 

 

MAI LEQUAN  (maître de conf , Université de Lyon 3)

 

Pour approfondir les questions de bioéthique : 

 lire B-M DUPONT : "D'un prétendu droit de mourir par humanité "(l'euthanasie en question)  . L'auteur qui fut professeur  de philosophie dans le second degré est aujourd'hui médecin, généticien et spécialiste des soins palliatifs : son point de vue qui  se veut rationnel et non partisan est particulièrement éclairant .Lhistoire de la relation Médecin/ Malade /Maladie (les 3M) est instructive et permet une compréhension plutôt fine de la question , bien au-delà de la polémique des "contre": "euthanasie=Etat nazi " et des "pour"  qui,  sous la pression médiatique,  voudraient en finir avec l'hypocrisie .

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20 mars 2012 2 20 /03 /mars /2012 09:57

LIBERTE ET POLITIQUE

 

Le problème ici n’est pas celui de l’existence de la liberté mais celui  de la co-existence des libertés ! Plus que d’un problème métaphysique, nous sommes ici face à un problème pratique ! L’existence de la liberté sur le plan politique ne fait pas difficulté , elle semble au contraire être une donnée irréfutable .

Dès lors la question est la suivante : Comment maintenir harmonieusement  des libertés, comment faire vivre ensemble des hommes toujours rétifs à faire société ?

Comment vivre ensemble ?, telle est  la   question de la liberté ici .( on notera , au passage qu’ensemble c’est ensemble, pas les uns à côté des autres mais les uns avec les autres .)

 

 

1 l’ambiguïté de la nature humaine :

 

 

 "Vu que les hommes, dans leurs entreprises, ne se comportent pas seulement de manière instinctive, et qu'ils n'agissent pas non plus, dans l'ensemble comme des citoyens du monde raisonnables selon un plan concerté, vu cela donc, il ne paraît pas qu'une histoire conforme à un plan (comme c'est le cas chez les abeilles et les castors) soit possible pour eux. On ne peut se défendre d'une certaine irritation quand on voit leurs faits et gestes exposés sur la grande scène du monde, et qu'à côté de la sagesse qui apparaît de temps à autres chez des hommes isolés, dans l'ensemble, on ne trouve finalement qu'un tissu de folie, de vanité infantile, et souvent aussi de méchanceté et de soif de destruction puériles."  KANT Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique  introduction

 

Que nous dit KANT  ?

 

 

 

 

                        1.1  Les hommes ne sont ni des animaux

 Si la politique existe c’est parce que les hommes ne sont pas des animaux et qu’aucun instinct , aucune règle innée, ne vient les déterminer à vivre de telle ou telle manière, ni pour la vie en communauté, ni pour la vie en solitaire comme le sont certains animaux sauvages .

L’homme ne serait fait , ni pour être solitaire (monstruosité de l’enfant sauvage) ni pour être grégaire : chacun n’en fait qu’à sa tête !  Une fois de plus KANT nous l’avait dit : l’homme est un être sociable insociable ! ( Idée d'une Histoire Universelle d'un point de vie cosmopolitique , 1784 , 4ème proposition )

   On voit bien cette absence d’instinct à la diversité dans l’espace et dans le temps des différentes institutions  politiques . L’organisation politique ne relève pas de la nature mais de la culture .

Les hommes ont donc  conscience de la nécessité d’un ordre politique mais pour autant , ils ne sont pas non plus des Sages !

 

                        1.2 Ni des sages ou des anges

 

L’homme n’est pas non plus parfaitement raisonnable , assurément !  Le sage c’est celui qui agit toujours selon  la raison,   qui est toujours parfaitement maître de lui et de ses pulsions .  Tel  ALEXANDRE, il est celui qui "refuse de boire quand le corps a soif" pour ne pas paraître privilégié devant des soldats tout aussi assoiffé que lui .  Si nous étions tous comme ce général, il n’y aurait pas besoin d’organisation politique et de pouvoir pour règler nos différends et bientôt, il n’y aurait plus de guerre . Les hommes formeraient une communauté harmonieuse , sans police, sans armée, sans Etat  .Nous pourrions sans dommage vivre dans l'anarchie .

  Mais alors comment définir ces hommes , s’ils ne sont ni des animaux , ni des anges ?

Ils sont un mélange des deux : ils sont conscients de la nécessité d’obéir à des lois pour éviter l’anarchie négative, mais dès qu’ils le peuvent , cherchent à être plus malin que le voisin !

Cettte définition n’est-elle pas celle de…l’enfant imparfaitement raisonnable ?

                       

                       

2 Nécessité du politique . 

 

 

Cette ambiguïté de la nature humaine débouche sur la nécessité d’instaurer un ordre politique c’est-à-dire sur la nécessité  de soumettre les libertés à une loi commune .

La question que nous posions plus haut : " comment vivre ensemble ?",   se précise du fait de cette ambivalence : Comment donc obtenir l’obéissance d’hommes imparfaits en vue d’établir une vie en commun possible,  et si possible harmonieuse ?

C’est cette question qui fait l’objet de la philosophie politique depuis 25 siècles .  C’est celle du fondement du pouvoir politique ou si vous préférez qu'on la formule plus directement : Qui est celui qui a le droit de commander , qui est celui qui a le devoir d’obéir ,  qui possède l’autorité légitime ?

On ne se demande donc pas : qui commande et qui  obéit mais qui a le droit de commander ? Ce n’est pas une question de fait mais une question de droit !!!

Le philosophe n’est pas un historien ou un sociologue qui passe en revue les différentes institutions humaines , les différents régimes , voilà à qui ou quoi les hommes ont obéit .Le philosophe est celui qui ne se contente pas des faits mais qui s’interroge sur leur légitimité , sur leur valeur . 

IL n’est pas comme l’enfant qui demande à qui il faut obéir et à qui on s’empresse de dire : « papa », il est plutôt comme l’adolescent  qui s’émancipe  : « pourquoi obéirais-je à celui à qui j’obéis ? »  . Qu’est-ce qui justifie l’autorité du père ?

 

Certes , il n’y a pas qu’un philosophe et donc pas qu’une réponse , celles-ci peuvent être à leur tour l’objet d’un intérêt historique et l’on voit bien que la légitimation de tel ou tel régime dépend de la conception que l’on se fait des hommes :  plutôt des sauvages , voire des loups, ou plutôt  des enfants  incapables de raison ? Rares sont ceux qui ont pensé que nous étions des Sages , l’anarchie n’est sans doute qu’un idéal qui vire au cauchemar quand il s’applique aux hommes tels qu’ils sont ! Voyons quelles sont les réponses principales :

 

a)  Si les hommes ne sont que des enfants , l’ordre politique n’a-t-il pas à se calquer sur l’ordre naturel ? le pouvoir paternel naturel, n’est-t-il pas la norme du pouvoir quel qu’il soit ?

 

b) Si les hommes ne sont que des loups ou des fous , est-il vraiment nécessaire de justifier l’ordre par la raison  la force ne suffit-elle pas à instaurer le droit ?

 

c) Si l’on admet que l’ordre politique n’est pas naturel , et que ce qui est naturel c’est la liberté sauvage des hommes ne faut-il pas instituer une autorité  pour sortir de la violence engendrée par l’affrontement des libertés ? Ne faut-il pas pour conquérir la sécurité et tous ses bienfaits abandonner la liberté ?  L’esclavage n’est-il pas une possibilité , surtout s’il est volontaire ?

 

Quelle solution ROUSSEAU va-t-il proposer ? 

 

d) Ce que ROUSSEAU va dire , c’est que si l’ordre politique est artificiel en effet, issu d’une convention , aucun contrat jamais ne saurait sans incohérence logique et sans immoralité pratique , fonder un ordre juste sans préserver ni s’appuyer sur sa liberté . « L’homme est né libre » , l’homme n’est pas fait pour obéir à un autre homme . Dès lors seul un contrat garantissant la liberté des co-contractants sera légitime. L'autorité souveraine résultera de l'unité des volontés particuliéres , engendrant par là -même le PEUPLE qui sera la seul souverain légitime .

 

ROUSSEAU va fonder ce qui est aujourd'hui considérer comme indépassable , l'idée que seul le peuple est souverain , que seul il possède l'autorité légitime .Pourtant la reflexion politique ne s'est pas arrêtée à ROUSSEAU qui pose aussi de nouveaux pbs .La question antique :"Quel est le meilleur régime ?" va prendre une autre direction . .( à suivre )

 

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17 février 2012 5 17 /02 /février /2012 15:40

En chantier....

 

Repères utiles

Droit positif / Droit naturel    Légal/légitime   Justice et Droit     Droit /Morale    Morale /mœurs

 

 

 Entrée en matière  : Le test de l'Anneau : Et vous, que feriez vous ?

 

 

 

 L'ANNEAU DE GYGES :

 

Les hommes prétendent que, par nature, il est bon de commettre l'injustice et mauvais de la souffrir, mais qu'il y a plus de mal à la souffrir que de bien à la commettre. Aussi, lorsque mutuellement ils la commettent et la subissent, et qu'ils goûtent des deux états, ceux qui ne peuvent point éviter l'un ni choisir l'autre estiment utile de s'entendre pour ne plus commettre ni subir l'injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions, et l'on appela ce que prescrivait la loi légitime et juste. Voilà l'origine et l'essence de la justice : elle tient le milieu entre le plus grand bien — commettre impunément l'injustice — et le plus grand mal — la subir quand on est incapable de se venger. Entre ces deux extrêmes, la justice est aimée non comme un bien en soi, mais parce que l'impuissance de commettre l'injustice lui donne du prix. En effet, celui qui peut pratiquer cette dernière ne s'entendra jamais avec personne pour s'abstenir de la commettre ou de la subir, car il serait fou. Telle est donc, Socrate, la nature de la justice et telle son origine, selon l'opinion commune.

 

Maintenant, que ceux qui la pratiquent agissent par impuissance de commettre l'injustice, c'est ce que nous sentirons particulièrement bien si nous faisons la supposition suivante. Donnons licence au juste et à l'injuste de faire ce qu'ils veulent ; suivons-les et regardons où, l'un et l'autre, les mène le désir. Nous prendrons le juste en flagrant délit de poursuivre le même but que l'injuste, poussé par le besoin de l'emporter sur les autres : c'est ce que recherche toute nature comme un bien, mais que, par loi et par force, on ramène au respect de l'égalité. La licence dont je parle serait surtout significative s'ils recevaient le pouvoir qu'eut jadis, dit-on, l'ancêtre de Gygès le Lydien. Cet homme était berger au service du roi qui gouvernait alors la Lydie. Un jour, au cours d'un violent orage accompagné d'un séisme, le sol se fendit et il se forma une ouverture béante près de l'endroit où il faisait paître son troupeau. Plein d'étonnement, il y descendit, et, entre autres merveilles que la fable énumère, il vit un cheval d'airain creux, percé de petites portes ; s'étant penché vers l'intérieur, il y aperçut un cadavre de taille plus grande, semblait-il, que celle d'un homme, et qui avait à la main un anneau d'or, dont il s'empara ; puis il partit sans prendre autre chose. Or, à l'assemblée habituelle des bergers qui se tenait chaque mois pour informer le roi de l'état de ses troupeaux, il se rendit portant au doigt cet anneau. Ayant pris place au milieu des autres, il tourna par hasard le chaton de la bague vers l'intérieur de sa main ; aussitôt il devint invisible à ses voisins qui parlèrent de lui comme s'il était parti. Etonné, il mania de nouveau la bague en tâtonnant, tourna le chaton en dehors et, ce faisant, redevint visible. S'étant rendu compte de cela, il répéta l'expérience pour voir si l'anneau avait bien ce pouvoir ; le même prodige se reproduisit : en tournant le chaton en dedans il devenait invisible, en dehors visible. Dès qu'il fut sûr de son fait, il fit en sorte d'être au nombre des messagers qui se rendaient auprès du roi. Arrivé au palais, il séduisit la reine, complota avec elle la mort du roi, le tua, et obtint ainsi le pouvoir. Si donc il existait deux anneaux de cette sorte, et que le juste reçût l'un, l'injuste l'autre, aucun, pense-t-on, ne serait de nature assez adamantine pour persévérer dans la justice et pour avoir le courage de ne pas toucher au bien d'autrui, alors qu'il pourrait prendre sans crainte ce qu'il voudrait sur l'agora, s'introduire dans les maisons pour s'unir à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres et faire tout à son gré, devenu l'égal d'un dieu parmi les hommes. En agissant ainsi, rien ne le distinguerait du méchant : ils tendraient tous les deux vers le même but. Et l'on citerait cela comme une grande preuve que personne n'est juste volontairement, mais par contrainte, la justice n'étant pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l'injustice la commet. Tout homme, en effet, pense que l'injustice est individuellement plus profitable que la justice, et le pense avec raison d'après le partisan de cette doctrine. Car si quelqu'un recevait cette licence dont j'ai parlé, et ne consentait jamais à commettre l'injustice, ni à toucher au bien d'autrui, il paraîtrait le plus malheureux des hommes, et le plus insensé, à ceux qui auraient connaissance de sa conduite ; se trouvant mutuellement en présence ils le loueraient, mais pour se tromper les uns les autres, et à cause de leur crainte d'être eux-mêmes victimes de l'injustice. Voilà ce que j'avais à dire sur ce point.

 

 

                                                                                    PLATON, REPUBLIQUE II

 

 

 

 

 

Le juste et l’injuste désignent des catégories juridiques et morales . Ce qu’autorisent le droit et la morale est juste, ce qu’elles interdisent est injuste . Quant à la convention , elle désigne ce qui n’est pas naturel mais qui est le produit de l’artifice humain . Ce qui est le produit de la convention semble être le produit d’une invention à la limite immotivée , arbitraire et contingente . Ainsi , il s’agirait de savoir si le juste et l’injuste ne sont que des conventions , c'est-à-dire des valeurs artificielles, arbitraires et contingentes ?

            A priori, si on jette les yeux sur toutes les nations du monde, on peut dire qu’il en va du juste et de l’injuste comme de la diversité des langues  qui sont bien sans rapport avec le cri naturel , elles sont acquises et transmises par la culture à laquelle on appartient . Cependant , une telle vue ne ruine –t-elle pas toute notion de juste et d’injuste ? Considérer ces catégories comme des faits , est-ce encore les traiter comme des valeurs ? Ne met-on pas fin à toute possibilité de juger de la justice des lois ? A distinguer le légal du légitime ?

 Le problème concerne donc le fondement de la justice : peut-on se passer  de la notion de droit naturel ?

            L’enjeu est de taille car si on considère que cela est possible cela signifie que l’on assume le positivisme juridique et que l’on doit considérer comme illégal et illégitime toute contestation du droit , tandis que si cela est possible , on devrait pouvoir juger de la justice des lois et en toute légitimité lutter pour qu’elles adviennent .

 

 

 

1 Le juste et l'injuste naissent avec la culture .

            1.1  les règles sont le critére de démarcation de la nature et de la culture .

 

 

  Texte  N° 1

 

Cette absence de règles * semble apporter le critère le plus sûr qui permette de distinguer un processus naturel d'un processus culturel. Rien de plus suggestif, à cet égard, que l'opposition entre l'attitude de l'enfant, même très jeune, pour qui tous les problèmes sont réglés par de nettes distinctions, plus nettes et plus impératives, parfois, que chez l'adulte, et les relations entre les membres d'un groupe simien * , tout entières abandonnées au hasard et à la rencontre, où le comportement d'un sujet n'apprend rien sur celui de son congénère, où la conduite du même individu aujourd'hui ne garantit en rien sa conduite du lendemain. C'est, en effet, qu'il y a un cercle vicieux à chercher dans la nature l'origine de règles institutionnelles qui supposent — bien plus, qui sont déjà — la culture, et dont l'instauration au sein d'un groupe peut difficilement se concevoir sans l'intervention du langage * .

      [...] Partout où la règle se manifeste, nous savons avec certitude être à l'étape de la culture. Symétriquement, il est aisé de reconnaître dans l'universel le critère de la nature. Car ce qui est constant chez tous les hommes échappe nécessairement au domaine des coutumes, des techniques et des institutions par lesquelles leurs groupes se différencient et s'opposent. A défaut d'analyse réelle, le double critère de la norme et de l'universalité apporte le principe d'une analyse idéale, qui peut permettre — au moins dans certains cas et dans certaines limites — d'isoler les éléments naturels des éléments culturels qui interviennent dans les synthèses de l'ordre plus complexe. Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier.

 

                                                                        Claude LEVI-STRAUSS

                                                Les Structures élémentaires de la Parenté, éd. Mouton, pp. 9-10

 

 

            1.2  De ce fait , les règles sont particulières et diverses : ex entre 1974 et 1981 la peine de mort et l’avortement ont échangé leur caractère illégal … On peut parler de leur contingence

            1.3  D’un point de vue purement rationnel , le juste et l’injuste naissent avec le contrat social et la sortie de l’EdN . C’est le pouvoir politique qui instaure la loi et la distinction du juste et de l’injuste, dans l’EdN , il n’y a ni justice, ni injustice .

RQ : pour Callicles, dans le GORGIAS de PLATON , il y a un juste selon la nature ...lecture suivie  avec la TL 5  ....

La loi est donc un artifice , une convention , en effet .

            1.4 Si la justice naît avec la société , elle est un fait social , collectif et coercitif cf Durkheim .

            a) collectif : l’individu ne peut pas être  juste  tout seul  .  la justice n’est qu’une institution objective avec des tribunaux et des juges  pas une valeur subjective .

            b) coercitif : l’individu ne peut être juste volontairement ou par devoir mais obéit par contrainte ( pression sociale, force voire menace)  . Par malheur,  H.Arendt montre qu’une  telle conception n’est pas chimérique mais qu’elle peut au contraire faire délirer tout un peuple : la solution finale n’est elle pas l’illustration exemplaire que chacun peut faire taire sa conscience ?

 

 

Texte N° 2

 

 

 

"Le cas de conscience d'Eichmann est évidemment complexe, mais il n'est nullement exceptionnel et difficilement comparable à celui des généraux allemands qui comparurent devant le tribunal de Nuremberg. L'on posa, à l'un de ces généraux, la question " Comment est-il possible que vous tous généraux honorables, vous ayez continué à servir un assassin aussi loyalement, sans poser la moindre question ? " L'interrogé, le général Alfred Jodl, qui fut pendu à la fin du procès, répondit que "ce n'est pas à un soldat de juger son chef suprême. C'est à l'Histoire de le faire, ou à Dieu ". Eichmann, beaucoup moins intelligent que Jodl et presque sans instruction, savait obscurément que ce n'était pas un ordre mais une loi qui les avait tous transformés en criminels. La différence entre un ordre et la parole du Führer, c'est que la validité d'un ordre est limité dans le temps, dans l'espace, alors que la parole du Führer ne l'est pas. C'est pourquoi l'ordre du Führer ne l'est pas. C'est pourquoi l'ordre du Führer concernant la Solution finale fut suivi d'une pléthore de règles et de directives, toutes élaborées par des avocats spécialisés et des conseillers juridiques, et non par des administrateurs. Contrairement aux ordres ordinaires, cet ordre était considéré comme une loi. Inutile d'ajouter que ce fatras juridique n'est pas seulement un symptôme de la pédanterie, ni de la manie de la perfection, propres aux Allemands. Il avait sa raison d'être : donner à toute l'affaire une apparence de légalité.

 

    Dans les pays civilisés, la loi suppose que la conscience de chacun lui dise : " Tu ne tueras point ", même si chacun a, de temps à autre, des penchants ou des désirs meurtriers. Par contre, la loi du pays d'Hitler exigeait que la conscience de chacun lui dise : " Tu tueras ", même si les organisateurs des massacres savaient parfaitement que le meurtre va à l'encontre des penchants et des désirs de la plupart des gens. Dans le Troisième Reich, le mal avait perdu cet attribut par lequel on le reconnaît généralement : celui de la tentation. De nombreux Allemands, de nombreux nazis, peut-être même l'immense majorité d'entre eux, ont dû être tentés de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas laisser leurs voisins partir pour la mort (car ils savaient, naturellement, que c'était là le sort réservé aux Juifs, même si nombre d'entre eux ont pu ne pas en connaître les horribles détails) et de ne pas devenir les complices de ces crimes en en bénéficiant. Mais Dieu sait s'ils ont vite appris à résister à la tentation."

 

 

Hannah ARENDT, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, 1963, trad. A. Guérin, Gallimard, "Folio Histoire", pp. 244-245, Quarto Gallimard, 2005, pp. 1162-1163.

 

 

 

             Une telle explication des sources du juste et de l’injuste se trouve notamment reprise par les partisans du positivisme juridique ( seul le droit positif existe) et l’historicisme , l’idée selon laquelle nos idées les plus « nobles » ont une origine plus modestes , voire carrément économique . Mais on le voit , une telle conception des sources du droit mène tout droit à la confusion du légal et du légitime donc au relativisme  en nous rendant incapable de dénoncer  les abus de pouvoir du despotisme ou du totalitarisme  .    Loin de n’être que de la spéculation philosophique , l’histoire montre que les hommes sont capables de tout y compris de confondre le droit et la justice  , le fait du droit et la justice comme valeur .

 

 

2  la justice comme valeur .

            2.1 distinction du fait et de la valeur : ce qui doit être par opposition à ce qui est .

 

Il faut remarquer  que la façon dont la sociologie use du mot de valeur est équivoque, car elle nie la valeur comme valeur et en parle comme de fait . Mais qu'est-ce donc que la valeur ?

                        a)La valeur est chose d’esprit , elle se manifeste à la conscience envers et contre les faits et même le fait du droit : texte de Rousseau ( le sentiment )

 

 

texte N°2

 

Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de moeurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d'honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. L'ancien paganisme enfanta des dieux abominables, qu'on eût punis ici-bas comme des scélérats, et qui n'offraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits à commettre et des passions à contenter. Mais le vice, armé d'une autorité sacrée, descendait en vain du séjour éternel, l'instinct moral le repoussait du coeur des humains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la continence de Xénocrate : la chaste Lucrèce adorait l'impudique Vénus ; l'intrépide Romain sacrifiait à la Peur : il invoquait le dieu qui mutila son père et mourait sans murmure de la main du sien. Les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les coupables.

      Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. [...] Mon dessein n'est pas d'entrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à consulter votre coeur. Quand tous les philosophes du monde prouveraient que j'ai tort, si vous sentez que j'ai raison, je n'en veux pas davantage. Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels : car nous sentons avant de connaître ; et comme nous n'apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même l'amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l'amour de nous-même.

      Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c'est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir. [...] Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.

 

ROUSSEAU Emile ou de l’éducation (Garnier p 351)

 

 

 

 

 

 

 

                        b) la valeur comme obligation : paradoxe de l’obligation comme impératif et comme catégorique , comme transcendant et comme immanent. Le concept de loi . la contrainte et l’obligation .le pouvoir de choisir et le droit de choisir .

 

            2.2 distinction du droit positif et du droit naturel (à ne pas confondre avec le droit de nature !) . 

             

            2.5 Courage ou enfantillage ? le cas Antigone .

Antigone oppose les lois non écrites divines aux lois écrites et contingentes , le légitime à ce qui est légal mais ne peut-on , de même que l’on a jugé de la légitimité du droit positif , juger de la légitimité de cette revendication de la légitimité qui ici prend la figure de la transgression ? Après tout Créon est un responsable politique , il incarne l’ordre et le nécessaire respect de la loi . La loi est dure mais c’est la loi . Ecouter la voix de sa conscience en admettant même que cela soit celle de sa conscience et pas de son désir ou de ses intérêts est-ce que ce n’est pas risquer le désordre , l’absence de loi , plus terrible encore que la présence de loi bornées ? La mort d’Antigone ne peut-elle pas en ce sens apparaître comme beaucoup plus tragique que la mort de Socrate qui accepte les lois de la Cité alors même qu’il aurait pu s’y soustraire ? Socrate se définit comme citoyen Athénien parce que le monde vraiment humain , c’est le monde de la Cité, les monde des hommes , pas le monde des êtres solitaires qui sont des bêtes ou des dieux .

D’un côté, on tombe dans le légalisme et donc l’immoralisme , de l’autre on risque toujours la tragédie personnelle et la nécessaire force de la loi . il s’agirait donc de savoir si on ne pourrait pas faire en sorte que le droit soit juste , c’est- à- dire que la droit positif soit conforme au droit naturel pour eviter les abus de pouvoir et le désordre ? Est-ce qu’on ne pourrait pas , au fond , réconcilier la nature et la convention , la force du droit et les exigences de la justice ?

 

3      Reconcilier la nature et la convention

      

    3.1 D’un point de vue rationnel : Nécessité de penser le droit comme une convention mais qui soit conforme à la nature humaine considérée comme raisonnable et libre  .

       « l’homme est né libre » et  le Contrat Social en nous faisant passer de l’EdN à l’Etat Civil loin d’entraîner des lois arbitraires  et de brider la liberté nous permet d’accéder à la liberté civile et à la raison . cf C S L1 Ch VIII

       3.2 Conséquences  théoriques :  Le concept d’Etat de droit : C’est le droit qui fonde le pouvoir politique et non pas le pouvoir politique qui fonde le droit  . Depuis la révolution Française , les différentes constitutions  de la France sont précédées par la DDHC .

       3.3 Pratiquement  L’indépendance de la justice vis à vis du pouvoir est indispensable . Montesquieu avait préconisé la division des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire .Que ce soit à l’échelle supra-national / Des organismes de justice internationales ne doivent evidemment pas dépendre des Etats .

      Ou à l’échelle nationale : L’indépendance des juges est ce qui garantit l’impartialité de la justice .

    On le voit cette exigence rationnelle est loin d’être absolument effective puisqu’en France , par exemple , les juges sont nommés par le gouvernement …et qu’aux Etats –Unis , ils sont élus démocratiquement mais ont alors inévitablement un pouvoir politique …Quant à l’indépendance des organismes internationaux , outre qu’elle n’est pas toujours manifeste, on voit qu’elle est trop souvent impuissante .

 

 

 

 

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