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15 mai 2016 7 15 /05 /mai /2016 21:19

 

 

 

Nicolas Malebranche

1638-1715 

 

"L'attention est une prière naturelle par laquelle nous obtenons que la raison nous éclaire.  "

 

 

TEXTE :

 

« Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu'il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu'il y ait une Raison universelle qui m'éclaire, et tout ce qu'il y a d'intelligences. Car si la raison que je consulte, n'était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une raison universelle. Je dis : quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu'un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu'elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent. »

Malebranche, Recherche de la vérité,1678

 

 

RQ : texte très classique, facile en apparence mais dont l'épaisseur échappe aux élèves, la dimension démonstrative est rarement vue. Les copies passent si vite sur le verbe voir ,sur  la "préférence" , ou encore sur la  nécessité de "rentrer en soi -même" . La raison ne nous transforme pas en "robots" comme j'ai pu le voir  car Malebranche dit bien qu'il dépend de nous de la choisir ou pas . 

 

 

Explication :

 

 

« A chacun sa vérité », dit l’opinion commune . Dans ce texte, Malebranche ne va pas essayer de convaincre les sceptiques mais va, au contraire, partir du fait des vérités universelles pour chercher ce qui les rend possibles . L’existence incontestable de vérités universelles rend nécessaire d’admettre une « Raison universelle » qui « éclaire » toutes « les intelligences » . Telle est la thèse que soutient Malebranche .

Le problème sera donc de savoir si la « Raison » est réellement universelle du fait que bien des hommes ne semblent pas avoir la même car ils ne s’accordent pas sur les mêmes vérités . L’enjeu est immense puisque si la raison n’est pas universelle, notamment en ce qui concerne les vérités morales, alors on ne peut plus parler d’une humanité commune mais de plusieurs tandis que si elle est universelle, alors on peut expliquer, paradoxalement, que certains ne la suivent pas et c’est ce que se propose d’expliquer Malebranche .

Dans un premier moment, Malebranche démontre l’existence de la «Raison universelle » à partir de l’existence des vérités partagées l1 à l5 . Puis, il démontre à nouveau mais par l’absurde ce qui vient d’être établi l5 à l8 . Enfin, il prévient une objection devant le fait paradoxal que si tous les hommes ont une raison, elle n’éclaire pas ceux qui ne rentrent pas en eux-mêmes mais que la passion obscurcit .Ce texte est un raisonnement qui part du fait des vérités universelles, de quel droit elles existent et comment il se fait que tous ne la suivent pas bien qu’elle soit en fait et en droit, universelle.

 

 

Explication :

Le philosophe commence par dire « je vois » et ce terme est loin d’être pris au hasard puisqu’il est répété plusieurs fois ainsi que des mots se trouvant dans le même régistre : ( « évidence », « éclaire » . Dire qu’il voit que deux et deux font quatre ne renvoie pas à une évidence sensible mais à une évidence pour l’esprit . Il s’agit ici d’une vérité mathématique donc une vérité théorique et non d’une vérité d’expérience dont on pourrait ne pas être sûr .

La plus surprenant c’est qu’il affirme qu’une même évidence s’impose relativement à des vérités morales, même si cette « évidence » semble atténuée par le fait d’une simple « préférence ».

Il serait évident qu’ « il faut préférer son ami à son chien » sous -entend, contrairement aux vérités théoriques qu’on ne peut pas « préférer » à d’autres, que dans le domaine moral, l’évidence implique malgré tout un choix . Tout se passe au fond comme s’il était possible que l’hésitation fût prise en compte, et qu’on pût préférer son chien à son ami, mais qu’au final, la reconnaissance de la dignité de l’homme, sans doute du fait qu’il possède une raison, l’emportât. Ainsi préférer l’homme à son chien semble pour Malebranche relever de l’évidence .

Compte tenu de ce qu’on pourrait appeler des faits, le fait de voir cette vérité, le fait de voir cette préférence, c’est-à-dire le fait que ces vérités ne sont pas le résultat d’une invention personnelle, puisque je « les vois » justement, engendre la certitude subjective : « je suis certain » que ces vérités sont visibles par les autres .

Nous sommes donc face à deux affirmations : l’évidence « objective » de la nature de ces vérités et la certitude « subjective » qu’elles sont partagées par tous. Mais quelle est la nature de cette « vision » ou de cette évidence ? Ici commence le raisonnement déductif : Cette évidence, paradoxalement, n’est pas visible extérieurement ou matériellement : « je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres » . Cette phrase signifie que ces vérités ne sont pas des choses matérielles mais des jugements que l’on forme dans l’intériorité de sa conscience .

Ainsi, l’évidence des vérités pour moi, la certitude que les autres les ont aussi et le caractère invisible des pensées d’autrui impliquent qu’il y a en l’homme quelque chose qui nous donne ces évidences à la fois subjectives ( c’est en nous) et universelles (partagées par tous). Ce quelque chose, Malebranche l’appelle « Raison universelle » et il l’assimile à une lumière qui nous « éclaire ». la Raison est donc une lumière intérieure dont toutes les intelligences disposent ce qui incluent les esprits ou les anges , s’ils existent, mais excluent les bêtes.

Il faut remarquer la majuscule qui indique l’identité de cette raison par delà la diversité des hommes .

 

Cette démonstration ne suffit-elle pas?

 

 

A priori, non, puisque Malebranche va entreprendre une nouvelle démonstration, celle qui consiste à démontrer par l’absurde . Il va partir non pas des évidences mais de ce qui les conditionne, à savoir la Raison universelle . Admettons qu’elle n’existe pas, que se passerait-il alors ? La raison qu’alors je consulterais ne serait pas universelle mais particulière aux Français, voire purement singulière et ainsi l’évidence porterait sur l’absence de certitude que les Chinois « voient les mêmes choses que moi » . Du fait que la raison ne serait pas la même, les vérités ne seraient plus partagées . Les Chinois, disposant par hypothèse d’une raison chinoise, je n’aurais plus l’assurance qu’ils voient, comme moi, que deux et deux font quatre et qu’il faut préférer son ami à son chien, ce qui est effectivement absurde et faux . Malebranche conclut sa deuxième démonstration en précisant ce qu’il faut entendre par le fait que « je ne vois point ces vérités » . Que signifie que ces vérités qui sont dans l’esprit de tous les hommes sont pourtant invisibles ? La Raison, pas plus que les vérités évidentes n’est une chose matérielle, elle est plutôt ce qui n’advient que par un effort d’intériorité . Il faut rentrer en soi même pour accéder à la raison universelle . Les yeux que cette " Raison universelle" "éclaire" ne sont pas les yeux du corps mais les yeux de l'esprit comme eût également dit Platon . Cette affirmation n’est pas sans paradoxe car elle signifie que ce qui nous est le plus intime est aussi ce qui est le plus universel . Mais une intelligence incapable de rentrer en soi est une intelligence dispersée ou distraite qui se laisse influencer par les sensations extérieures . Cette affirmation est capitale, elle permet de comprendre que si la raison est universelle, elle peut pourtant, accidentellement, ne pas se trouver chez tous les hommes . C’est ce qu’il va montrer dans une dernière partie en précisant le sens du mot raison .

 

Comment comprendre que tous les hommes ne suivent pas la raison puisqu’elle est universelle ?

 

 

 

Il devance ici une objection concernant le fait que tous les hommes ne suivent pas la raison. Ils ne savent pas rentrer en eux-mêmes, c’est-à-dire faire taire toutes les impressions, émotions, sensations, pensées venues du dehors ou du dedans et qui nuisent à la réflexion.

Un homme passionné est donc un homme tout en extériorité qui comme le suggère l’étymologie, subit des impressions ou des sentiments du fait de l’union de son âme avec le corps . Il ne faut donc pas confondre la raison égarée que suit un homme passionné avec celle de l’homme raisonnable . Est passionné, donc égaré, l’homme qui préfère la vie de son cheval à celle de son cocher c’est-à-dire qui ne surmonte pas son affection pour son animal à la dignité de l’homme, quel qu’il soit, même un serviteur qui socialement inférieur ne fait quasiment pas partie du monde de l’aristocrate. Malebranche ne reprend ici que l’exemple moral et non l’exemple des mathématiques, sans doute parce qu’un homme qui nierait que deux et deux fassent quatre ne serait pas seulement passionné mais réellement fou, de sorte qu’il n’est même pas la peine d’en parler . En effet, dès qu’on applique son attention, on ne peut commettre l’erreur devant une telle évidence . Les objets mathématiques ne sont pas l’objet d’un choix mais s’imposent à l’esprit dès qu’il est attentif tandis que les « préférences » morales sont plus équivoques et relève d’un usage de la raison plus complexe.

S’il est impossible de dire que deux et deux font cinq, il n’est pas impossible de préférer la vie de son cheval à celle de son cocher . Et en quoi cela ne pourrait-il pas être raisonnable ?

Parce que, dit Malebranche, il a ses raisons . Il faut remarquer le pluriel qui change le sens du mot raison . Ses raisons désignent alors ses intérêts, ses désirs . Autrement dit , l’homme passionné est incapable d’accéder à l’universel, incapable de s’arracher à ses centres d’intérêts immédiats tandis que l’homme raisonnable est au contraire capable en rentrant en soi-même de s’y arracher et d’abandonner ce qui fait obstacle à la réflexion désintéressée et objective . L’homme raisonnable, c’est l’homme qui fait de la raison sa vocation et qui comprend que cette vocation résulte d’un effort sur soi pour surmonter ses centres d’intérêts immédiats . Les raisons particulières sont des raisons particulières, c’est-à-dire personnelles au sens d’injustifiables comme des goûts purement subjectifs indémontrables . L’homme raisonnable ne peut que se détourner de ce qui apparaît comme foncièrement égoïste .

Il ne faut donc pas confondre la raison qui nous permet d’accéder à l’universel avec les raisons qui nous enferment sur nous-mêmes . Et si Malebranche n’a pas utilisé d’exemple théorique, ce n’est pas seulement parce que c’est impossible de nier l’évidence mais aussi parce que l’usage moral de la raison est sans doute l’usage essentiel qui nous rend humain vis à vis d’autrui . C’est dans l’usage moral que la raison se révèle fondamentale et peut constituer des normes pour l’action : je n’ai pas besoin de connaître un homme, de l’aimer, pour le respecter et le « préférer » à tout autre choix puisque je peux savoir que mon choix est moralement raisonnable si je le fais alors même que je n’y gagne rien .

 

 

 

Conclusion :

Dans ce texte, Malebranche affirme le caractère universel de la raison et justifie par la même l’entreprise philosophique dans son ambition de parler pour tout homme raisonnable . Le problème auquel s’est confronté l’auteur était de savoir comment ,si la raison est universelle, certains hommes puissent ne pas la suivre . Ainsi la passion est-elle apparue comme un obstacle majeur mais non insurmontable pour tenter de suivre la raison . Il faut remarquer d’ailleurs que dans le mouvement du texte Malebranche est passé de l’affirmation de l’existence de la raison universelle comme « lumière » à la nécessité que cette lumière n’éclairent que ceux qui veulent la suivre . La « Raison universelle » n’est donc pas une puissance qui s’impose sans le consentement et la participation des hommes . La nécessité de ce qui est rationnel et a fortiori raisonnable n’exclut pas la liberté et le choix . On peut toujours faire le choix de l'obscurité de "la caverne" .

Dans ce passage, Malebranche veut démontrer la nécessité d’admettre une raison universelle pour expliquer l’existence des vérités partagées . Si la démonstration qu’il fournit est valide sur le plan théorique, il n’en demeure pas moins que l’on pourrait se demander si, sur le plan moral, seule la passion explique la divergence des points de vue. Les Chinois, ne pourraient –ils pas « préférer la vie de leur cheval à celle de leur cocher » sans qu’on les accuse d’avoir des raisons particulières ? Autrement dit, la raison peut-elle sur le plan moral, notamment, être universellement valide ? La reconnaissance de la diversité des cultures et des moeurs ruine –t-elle la portée du texte de Malebranche ? Ne pourrait-on pas accepter qu’il y ait d’autres bonnes raisons de préférer la vie de son cheval ? Le relativisme des valeurs ne peut-il avoir raison de Malebranche ? L’objection est sérieuse mais la raison peut –elle vraiment accepter le caractère contingent de la dignité de l’homme ? Force est de reconnaître que le renoncement à la raison en matière de moral n’est pas sans faire horreur

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commentaires

A
beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une découverte et un enchantement. au plaisir
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E
merci de vos encouragements ! Pourtant, en ce moment , je ne l'alimente guère . n'hésitez pas à commenter .

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